Page:Revue de Paris, 35è année, Tome 3, Mai-Juin 1928.djvu/624

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Chez les peuples, seule la misère engendre l’ivrognerie.

Le Roumain n’est pas ivrogne, mais il boit dès qu’il est malheureux. Il boit surtout lorsqu’il sent « le couteau lui pénétrer jusqu’à l’os », le couteau de la misère. Alors il est méconnaissable. Naturellement bon et résigné, il devient une brute que le crime même ne fait pas reculer.

Il n’y eut aucun crime, à Trois-Hameaux, cet automne-là, mais les paysans burent tout ce qu’ils avaient et ce qu’ils n’avaient pas. Je n’avais jamais vu un village presque entier se ruer désespérément sur l’alcool. D’habitude, chez nous, on ne boit que le dimanche. On se mit à boire, tous les jours, dès que que la terrible rentrée des ciocani fut terminée.

Cette rentrée, personne ne pouvait plus l’oublier. Avec raison. La moitié de la commune était tombée malade. Beaucoup moururent, les enfants surtout. Nombre de paysans avaient vu leurs bêtes crever en route. Et, après tous ces désastres, on s’aperçut à la fin que les ciocani moisissaient, pourrissaient. La famine ravageait déjà les étables de ceux qui ne comptaient que sur les ciocani. C’est alors que l’affolement s’empara des esprits.

Vers le début de novembre, une députation de paysans alla prier le maire de les conduire chez le boyard :

— Qu’il nous prête un peu de fourrage ! Il en a, puisqu’il en vend toutes les semaines, par wagons !

Le maire, créature du boyard, les rudoya :

— Qu’il vous prête ! qu’il vous prête ! Dès que ça ne marche pas, hop chez le boyard : « Qu’il nous prête ! » Comme si le boyard était Dieu ! — Débrouillez-vous, vous aussi, un peu ! Diable ! — Et je ne veux plus vous entendre parler de ce que le boyard fait avec son avoir ! S’il vend du fourrage, c’est son affaire !

Les cojans s’en allèrent seuls « à la cour », mais le boyard, député du département, venait de partir pour Bucarest la nuit même. Son administrateur les reçut encore plus mal que le maire : il les injuria grossièrement et les fit chasser par les argats[1]. Ils surent à quoi s’en tenir, de ce côté. Du côté de

  1. Garçons de ferme.