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plein été, à midi, comme le grand Pan. Tout à l’heure aussi, là-bas, sur le bassin de Saint-Marc, je croyais que vous l’aviez entendue vibrer quelques minutes dans l’immense incendie. Vous oubliez Giorgione pour la Rosalba !

Autour de la péotte se pressaient les bateaux pleins de femmes languissantes, penchées vers la musique en des attitudes d’abandon, comme sur le point de s’évanouir entre des bras invisibles. Et, autour de cette volupté rassemblée, les reflets des lanternes dans l’eau tremblaient comme une floraison de nénuphars lumineux.

Se lassarè pàssar
La bêla e fresca età,
Un zorno i ve dira
Vechia maura ;
E bramarè, ma invan,
Quel che ghavevi in man
Co avè lassa scampar
La congionlura[1].

C’était vraiment la chanson de ces dernières roses qui se fanaient aux branches dés candélabres. Elle évoquait dans l’âme de Perdita le cortège de la Saison défunte, l’enveloppe opaline où Stelio avait renfermé le doux cadavre vêtu d’or. Ce que voyait l’actrice, à travers le cristal scellé par le Maître du Feu, au fond de la lagune, sur la prairie d’algues, c’était sa propre image. Un froid soudain se répandit par tous ses membres ; de nouveau l’étreignirent l’horreur et le dégoût de son corps qui n’était plus jeune. Et, se souvenant de la récente promesse, pensant que, cette nuit même, l’aimé pourrait lui en réclamer l’accomplissement, de nouveau elle se contracta toute dans un frisson de pudeur douloureuse, où se mêlaient la crainte et l’orgueil. Ses yeux experts et désespérés parcoururent la personne assise à son flanc, la scrutèrent, la pénétrèrent, en sentirent la force occulte mais certaine, la fraîcheur intacte, la santé pure, et cette indéfinissable vertu d’amour qu’exhale comme un arôme le corps chaste des vierges quand

  1. « Si vous laissez passer — la belle et fraîche jeunesse, — un jour on vous appellera — vieille décrépite ; — et vous regretterez, mais en vain, — ce que vous aviez entre les mains — lorsque vous avez laissé — fuir l’occasion. »