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LA REVUE DE PARIS

des odeurs de fauve, de tanière. Et ces formes nues, ces attitudes primitives, que la lueur des feux révèle, sont pour plonger l’esprit dans un rêve des anciens temps : cela devait être ainsi, une aube préhistorique, dans des régions nuageuses, commençant d’éclairer le réveil et la petite activité d’une tribu humaine à l’âge de pierre…

Les femmes sans doute circulent ici plus tôt que les hommes, car je suis d’abord rencontré et reconnu par Juaritaï et Marie. On ne pensait plus me revoir, ni moi ni aucun de nous. Grands cris de joie. On court chez le vieux chef, l’avertir que c’est à lui que j’ai affaire, et que c’est pressé. Il sort au devant de moi. Le marché lui agrée. En échange de son idole, que deux de mes matelots emportent sur leurs mains nouées en chaise, je lui livre la belle redingote de l’amiral et il l’endosse sur-le-champ.

Pas de temps à perdre. Il faut redescendre à la course vers la plage. En peu d’instants, mes amis sont tous sur pied pour me voir encore. Houga, éveillé en sursaut, se présente enveloppé d’un manteau en écorce d’arbre, et puis j’entends derrière moi accourir Atamou, et enfin Petero, le maigre farfadet. Ce sont bien nos derniers adieux, cette fois-ci ; dans quelques heures, l’île de Pâques aura disparu à mes yeux pour toujours. Et vraiment un peu d’amitié avait jailli entre nous, de nos différences profondes peut-être, ou bien de notre enfantillage pareil.

Il fait presque jour quand je me rembarque dans la baleinière, avec l’idole. Mes cinq amis restent sur la grève, pour me suivre jusqu’à perte de vue. Seul le vieux chef, qui était descendu avec eux pour me reconduire, remonte lentement vers sa case, — et, le voyant si ridicule et lamentable avec sa redingote d’amiral d’où sortent deux longues jambes tatouées, j’ai le sentiment de lui avoir manqué de respect, d’avoir commis envers lui une faute de lèse-sauvagerie…


pierre loti.