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LE FEU

— C’est ici que commence la grâce de la légende… Les marins le saisissent, le lient avec des brins d’osier, l’emportent à bord et font voile vers Temòdia. La barque est envahie par les hirondelles, qui n’abandonnent point le meneur de leur vol…

Stelio s’arrêta parce que les particularités de l’aventure se pressaient dans son imagination si nombreuses qu’il ne savait plus en choisir aucune. Mais il prêta l’oreille à un chant aérien qui venait du côté de San-Francesco-del-Deserto. On apercevait le clocher un peu oblique de Burano, et, derrière l’île aux fleurs de fil, les clochers de Torcello dans la splendeur solitaire.

— Eh bien ? sollicita sa compagne.

— Je ne puis en dire davantage, Fosca. Je sais trop de choses… Figure-toi que Dardi s’éprend de son prisonnier !… Celui-ci s’appelle Ornitio, parce qu’il est meneur d’oiseaux migrateurs. Un continuel gazouillement d’hirondelles entoure Temòdia ; les nids pendent aux poutres et aux solives des échafaudages qui entourent l’œuvre ; quelques ailes se grillent aux flammes de la fournaise, quand Ornitio souffle dans la canne pour créer une colonne lumineuse et légère avec la boule de pâte incandescente. Mais, avant de l’apprivoiser et de lui enseigner l’art, ah ! que de peine ! Le maître du feu commence par lui parler latin et lui réciter des vers de Virgile, croyant être compris. Mais Ornitio à la chevelure bleue parle grec, naturellement, avec un accent qui siffle un peu… Il sait par cœur deux odes de Sapho, inconnues des humanistes : les deux odes qu’un jour de printemps il porta de Mytilène à Chio ; et, lorsqu’il souffle les tubes inégaux, il se rappelle la syrinx de Pan… Je te dirai, je te dirai un jour toutes ces choses.

— Et de quoi se nourrissait-il ?

— De pollen et de sel.

— Et qui lui en donnait ?

— Personne. Il lui suffisait de respirer le pollen et le sel épars dans l’air.

— Et il ne cherchait pas à s’enfuir ?

— Toujours. Mais Seguso prenait des précautions infinies, comme un amoureux qu’il était.