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LA REVUE DE PARIS

défendre l’ordonnance de ses colonnes, l’esprit incessamment tendu pour ne jamais cesser d’ouïr, parmi ce fracas, le rythme intérieur qui seul réglera les intervalles de ses lignes et de ses espaces. En ce sens encore, ma tragédie est un combat.

Il revit le palais patricien tel qu’il lui était apparu dans la première aube d’octobre, avec ses aigles, avec ses coursiers, avec ses amphores, avec ses roses, clos et muet comme un haut sépulcre, tandis que, sur le faîte, le ciel s’enflammait au souffle de l’aurore.

— Dans cette aube, continua-t-il, — après la nuit de délire, comme je passais par le canal et longeais le mur d’un jardin, je cueillis de petites fleurs violettes poussées dans les interstices de la brique, et je fis aborder la gondole au palais Vendramin pour les jeter devant la porte. L’offrande était trop mince, et je pensai aux lauriers, aux myrtes et aux cyprès. Mais, par cet acte spontané, j’exprimais ma reconnaissance envers Celui qui devait imposer à mon esprit la nécessité d’être héroïque dans son effort pour s’affranchir et pour créer.

S’animant d’un rire subit, il se tourna vers le rameur de l’arrière :

— Te rappelles-tu, Zorzi, cette régate que nous courûmes un matin pour accoster le bragozzo ?

Altro che ricordarme ! Che vogada ! Go ancora i brazzi indolentrai ! E quela sgnèsola de fame, paroncin, dove la metelo ? Ogni volta che vedo el paron de la barca, el me domanda sempre de quel foresto che se ga slapà quel tantin de pagnota co’quel corbato de fighi e de ua… El dixe che no’l se desmentegarà mai de quel zorno, perché el ga fato la più bela pescada de la so vita. El ga tirà su dei sgombri come no se ghe ne vede mai[1]

Le rameur n’interrompit son bavardage qu’au moment où

  1. « Je crois bien que je me rappelle ! Quelle nage ! J’en ai encore les bras endoloris ! Et cette coquine de faim, où la mettez-vous, seigneur ? Chaque fois que je vois le patron de la barque, il ne manque pas de me demander des nouvelles de cet étranger qui a avalé cette petite miche de pain avec cette corbeille de raisins et de figues… Il dit qu’il n’oubliera jamais ce jour-là, parce qu’il a fait la plus belle pêche de sa vie. Il a tiré de l’eau des maquereaux comme il n’en avait jamais vus… »