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LA REVUE DE PARIS

instants, à travers le pétrarquisme du cardinal Bembo, sa passion mortelle jette quelque beau cri. Je sais d’elle un vers magnifique :

Vivere ardendo e non sentire il male[1] !

— Vous rappelez-vous, Stelio, — dit la Foscarina, avec cet inextinguible sourire qui lui donnait l’apparence d’une somnambule, — vous rappelez-vous le sonnet qui commence ainsi :

 Signore, io so che in me non son più viva,
E veggo ornai ch’ancor in voi son morta[2]… ?

— Non, Fosca, je n’en ai pas souvenir.

— Vous rappelez-vous votre belle imagination sur la Saison défunte ? Elle gisait dans la barque funèbre, vêtue d’or comme une dogaresse ; et le cortège la conduisait à l’île de Murano où un maître du feu devait l’enfermer dans une enveloppe de verre opalin, afin que, submergée au fond de la lagune, elle pût au moins contempler les ondulations des algues… Vous rappelez-vous ?

— C’était un soir de septembre.

— Le dernier soir de septembre, le soir de l’Allégorie. Une grande lumière sur l’eau… Vous étiez un peu enivré, vous parliez, vous parliez… Que de choses vous avez dites ! Vous arriviez de la solitude et votre âme trop pleine débordait. Vous répandîtes sur votre compagne un flot de poésie. Une barque passa, chargée de grenades… Je m’appelais Perdita… Vous rappelez-vous ?

Elle-même, dans sa marche, sentait l’extrême légèreté de ses pas, et qu’il y avait en elle quelque chose d’évanescent, comme si son corps eût été sur le point de se changer en une ombre. Le sentiment qu’elle avait de sa personne physique paraissait dépendre de ce verre qu’elle portait à la main, ne subsister que dans cette inquiétude que lui donnait la fragilité de l’objet et la crainte de le laisser tomber à terre,

  1. « Vivre en brûlant et ne pas sentir le mal ! »
  2. « Seigneur, je sais qu’en moi-même je ne suis plus vivante, — et je vois maintenant qu’en vous aussi je suis morte… »