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LA REVUE DE PARIS

comment dirai-je ? — tel que si les seules jointures des os eussent été brûlantes et que le reste eût été de glace. « Où allons-nous ? » me demanda une seconde fois cette bonté infatigable. Ah ! ce qui lui répondait en moi, c’était la dernière parole de Juliette ! Nous étions de nouveau près du fleuve, sur l’Adige, à l’entrée d’un pont. Je crois que je me mis à courir : car, l’instant d’après, je me sentis saisir par les bras de ma mère ; et, dans cette étreinte, je restai là, contre le parapet du pont, suffoquée par les sanglots. « Jetons-nous en bas ainsi embrassées », voulais-je dire ; mais je ne pouvais pas. Le fleuve emportait avec lui la nuit et toutes ses étoiles. Et je sentis que le désir de disparaître n’était pas en moi seule… Ah ! mère bénie !

Elle devint très pâle : toute son âme ressentait l’étreinte de ces bras, les baisers de ces lèvres, les larmes de cette tendresse, la profondeur de cette peine. Mais elle regarda son ami ; et, soudain, un flot de sang vif se répandit sur ses joues et monta jusqu’à son front, comme suscité par une secrète pudeur.

— Qu’est-ce que je vous dis là ? Pourquoi vous ai-je raconté toutes ces choses ? On parle, on parle, sans savoir pourquoi.

Elle baissa les cils sur sa confusion. Au souvenir de cet effroi mystérieux qui avait précédé les signes de la puberté, au souvenir de ce douloureux amour maternel, l’instinct primitif de son sexe se réveillait en son sein stérile. Son avidité féminine, qui se révoltait contre le vœu héroïque de l’abnégation totale, se troubla étrangement, fut prête à recevoir l’illusion. Des racines même de sa substance monta une aspiration informe, qu’elle n’osait pas regarder en face. La possibilité d’une récompense divine brilla sur la tristesse de sa renonciation nécessaire. Elle sentait son cœur trembler, mais elle était comme celui qui n’ose pas lever le regard vers un visage inconnu, parce qu’il ne sait pas s’il y va lire un arrêt de vie ou de mort. Elle craignait de voir tout à coup se dissoudre cette chose qui n’était pas une espérance et qui pourtant ressemblait à une espérance, née de son âme et de sa chair par un phénomène si nouveau. Elle souffrit de la grande clarté qui allumait le ciel, et de ce lieu par où elle passait, et de ces pas qu’elle était obligée de faire, et même de la pré-