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LETTRES DE SAINTE-BEUVE

Sainte-Beuve répond aussitôt, et l’on aimerait à croire que, touché d’une si pathétique effusion, il écrit vraiment pour consoler l’ami, non pour rassurer le mari ; on aimerait à croire que, devant l’angoisse de la pauvre grande âme, il est redevenu sincèrement le Sainte-Beuve d’autrefois, le Sainte-Beuve qui s’était haussé au-dessus de lui-même dans les jours héroïques de leur héroïque amitié :


Ce 8 juillet [1831].
Mon cher ami,

Votre nouvelle lettre me comble à la fois d’affliction et de reconnaissance. Non seulement je ne vous en veux pas de ce qui se passe, mais je vous en aime mieux que jamais. Tâchez, mon ami, tâchez de vaincre le malheureux et noir soupçon qui vous est né ; je sais combien une telle plaie est douloureuse, pudique, et combien on rougit qu’une main y touche, même la main la plus délicate et la plus compatissante. Mais que n’avez-vous parlé plus tôt ? Que n’avez-vous, par un mot de confiance, éloigné plus à temps pour vous l’auteur de ce tourment ? Permettez-moi de vous dire encore : êtes-vous sûr, sous l’influence de cette fatale imagination, de ne pas porter dans vos rapports avec la personne si faible et si chère quelque chose d’excessif qui l’effraie et resserre contre votre gré son cœur : de sorte que vous-même par votre soupçon la jetiez dans l’état moral qui réfléchisse ce soupçon et vous le rende plus brûlant. Vous êtes si fort, mon ami, si accentué, si hors de toutes nos dimensions vulgaires et de nos imperceptibles nuances, que, surtout dans ces moments passionnés, vous devez jeter et voir dans les objets la couleur de vos regards, le reflet de vos fantômes.

Tâchez donc, mon ami, de laisser cette eau limpide recommencer à courir à vos pieds sans la troubler et vous y reverrez bientôt votre image. Je ne vous dirai pas : soyez clément, soyez bon, car vous l’êtes, Dieu merci ! Mais je vous dirai soyez bon à la manière vulgaire, facile dans les petites choses ; j’ai toujours pensé qu’une femme, épouse d’un homme de génie, ressemblait à Sémélé ; la clémence du dieu consiste à se dépouiller de ses rayons, à émousser ses éclairs ; là où il croit jouer et briller seulement, il blesse souvent et il consume.