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elles m’avaient ignorée, cela n’aurait pas eu d’importance, puisque j’aurais été indépendante d’elles. Mais à présent !…

L’ironie disparut de ses yeux, et elle pencha sur son amie un visage assombri.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, Lily ? Naturellement, cet argent aurait dû vous revenir ; mais, après tout, cela ne change rien à la question. L’essentiel…

Gerty s’arrêta, puis continua avec fermeté :

— L’essentiel, c’est que vous vous justifiiez, que vous racontiez à vos amis l’entière vérité.

— L’entière vérité ? (Miss Bart se mit à rire.) Qu’est-ce que la vérité ? Quand il s’agit d’une femme, c’est l’histoire la plus facile à croire… Dans le cas présent, il est beaucoup plus facile de croire la version de Bertha Dorset que la mienne, parce qu’elle a une grande maison et une loge à l’Opéra, et qu’il est commode d’être en bons termes avec elle.

Miss Farish fixait toujours sur elle un regard anxieux :

— Mais quelle est, en réalité, votre histoire, Lily ? Je ne crois pas que personne la connaisse encore.

— Mon histoire ?… Je ne crois pas que je la connaisse moi-même… C’est que, voyez-vous, je n’ai jamais pensé à préparer une version d’avance, comme Bertha… Et, si je l’avais fait, j’ai idée que je ne prendrais pas la peine de m’en servir maintenant.

Mais Gerty continua, avec sa tranquillité raisonnable :

— Ce n’est pas une version préparée d’avance que je vous demande… Je vous demande de me raconter exactement ce qui s’est passé, depuis le commencement.

— « Depuis le commencement » ? (Miss Bart l’imitait gentiment.) Chère Gerty, comme vous avez peu d’imagination, vous autres bonnes gens ! Mais le commencement, c’est dans mon berceau qu’il faudrait le chercher, je suppose… dans la manière dont j’ai été élevée, dans les choses qu’on m’a appris à aimer… Et encore, non !… je ne veux blâmer personne de mes fautes : je dirai que c’était dans mon sang, que cela me venait de quelque perverse aïeule entichée de plaisir, qui réagissait contre les vertus domestiques de la New-York hollandaise, et se souhaitait de retour à la cour de Charles Ier ou de Charles II ?