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— Vous ne dormez pas la nuit ?… depuis quand ?

— Je ne sais pas… je ne me souviens plus.

Elle se leva et déposa la tasse vide sur le plateau :

— Une autre, et plus forte, s’il vous plaît : si je ne me tiens pas éveillée maintenant, j’aurai d’horribles visions, cette nuit… tout à fait horribles !

— Mais elles seront pires, si vous buvez trop de thé !

— Non, non… donnez-m’en ; et pas de sermon, je vous en prie ! — répliqua Lily d’un ton impérieux.

Sa voix avait une âpreté singulière, et Gerty vit trembler la main qu’elle tendait pour recevoir la seconde tasse.

— Mais vous avez l’air si fatiguée !… Je suis sûre que vous êtes malade.

Miss Bart posa la tasse avec un sursaut :

— Ai-je l’air malade ? Ma figure le dit-elle ?

Elle se leva et marcha rapidement vers le petit miroir placé au-dessus de la table à écrire.

— Quelle horrible glace !… elle est toute tachée et décolorée… N’importe qui, là dedans, serait blême !

Elle se retourna, fixant des yeux plaintifs sur Gerty :

— Chérie, stupide chérie, pourquoi me dites-vous des choses aussi odieuses ?… C’est de quoi rendre quelqu’un malade que de lui déclarer qu’il en a l’air !… Et malade, cela veut dire laide.

Elle saisit les poignets de Gerty, et l’entraîna tout près de la fenêtre :

— Après tout, j’aime mieux savoir la vérité. Regardez-moi bien en face, Gerty, et répondez-moi : suis-je à faire peur ?

— Vous êtes admirablement belle, en ce moment, Lily : vos yeux sont brillants, et vos joues sont devenues si roses tout à coup !…

— Ah ! elles étaient pâles, alors… blafardes, quand je suis entrée ? Pourquoi ne me dites-vous pas franchement que je suis une ruine ?… Mes yeux luisent en ce moment parce que je suis énervée… mais, le matin, ils ont l’air de plomb… Et je peux suivre le progrès des rides sur ma figure… Les rides de l’anxiété, du désappointement, de la défaite ! Chaque nuit d’insomnie en laisse une nouvelle, et comment pourrais-je dormir, quand j’ai de si terribles choses auxquelles penser !