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la salle à manger, afin de ne pas être, par hasard, surpris à cette besogne qui n’entrait pas dans ses attributions. On lui eût tout de suite demandé pour quelle raison il faisait le travail de Julie, et il eût été bien embarrassé pour répondre.

Les belles pièces étaient toutes parquetées. Adrien examina le parquet de la salle à manger et le trouva assez encrassé. Il n’en voulut pas à Julie, au contraire, il la plaignit de n’avoir pas pu faire mieux son devoir. Il était, ce matin-là, plus généreux que jamais. Sans plus réfléchir au peu de temps qu’il avait devant lui, il se jeta sur la paille de fer. Une activité furieuse lui stimulait la nuque, à l’idée de la tête que ferait Julie quand elle verrait son parquet tout propre. Au demeurant, Anna pouvait apprendre toute la vérité. Était-il coupable de quelque trahison ? Nullement. Anna continuait à rester, pour lui, la grâce qu’on n’effleure que du bout des lèvres, comme on fait avec les images saintes. Entre elle et Julie il y avait un abîme. L’une ne pouvait remplacer l’autre. Anna était un rêve. Julie, une surprenante réalité. Il s’agissait de deux bonheurs absolument différents.

Adrien savait maintenant ce qu’était une Julie : une violente joie qui vous rendait plus lucide, plus fort ; il lui en était immensément reconnaissant. Jusqu’à cet événement, il voyait les choses comme à travers un léger brouillard. Quelque part, il ne savait pas où, dans son organisme, une pièce, qui ne fonctionnait pas, l’empêchait de voir la vie avec les yeux de tout le monde. Il devinait son infériorité dans le regard d’autrui. Le dernier imbécile pouvait, là-dessus, le confondre. Comment le confondre ? Sans même qu’il en fût question. Se trouvant à côté d’un homme et regardant avec lui, disons, un chien, Adrien savait que l’autre ne voyait qu’un chien. Mais si, à la place du chien, il y avait une femme, Adrien ne savait plus ce que l’autre voyait.

Eh bien, depuis ce matin, le voile était tombé. Toutes les femmes qui passaient dans la rue étaient des Julie. Et lui, un homme comme tous les autres. Cet éclaircissement, il le devait à la généreuse Hongroise. Il lui devait, en plus, la joie violente dont il venait de faire la découverte et qu’il se promettait de mieux apprécier le soir suivant, car la jeune femme lui avait dit, en s’endormant sur son bras :