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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

ce système de souvenirs toujours modifié et pourtant toujours reconnaissable, auquel nous pensons quand nous disons « je » ou « moi ».

Nous pouvons dire d’abord que l’identité du moi n’a rien qui soit contraire à notre nature et qui, par conséquent, puisse nous surprendre. L’étude de la conservation des souvenirs nous a fait voir qu’il n’y a pas en nous de changement, mais bien plutôt une accumulation d’habitudes dont aucune n’est perdue ; il résulte de là que notre être en un sens change et en un autre sens ne change pas. Il change en ce sens que des souvenirs nouveaux s’ajoutent aux souvenirs anciens ; il ne change pas en ce sens que chacune de nos pensées et chacune de nos actions laisse en nous une trace indestructible. Le moi peut donc bien, étant constitué par l’ensemble de nos souvenirs, devenir perpétuellement autre tout en restant le même, et s’enrichir toujours, sans jamais rien laisser échapper de ce, qu’il fut. Notre nature ne répugne donc pas à l’idée d’un moi qui en même temps change et demeure. Mais ce moi, ainsi constitué par l’ensemble, de nos souvenirs, nous est en grande partie inconnu ; il n’est que la condition latente du moi dont nous avons conscience. Sans doute il est vrai de dire qu’au fond rien n’est perdu pour nous de ce que nous avons connu ou fait ; mais, au regard de notre conscience, la plus grande partie de notre pensée est pour nous comme si elle n’existait pas. L’implication de toutes les idées les unes avec les autres, qui fait que l’une d’elles suppose et enferme toutes les autres, échappe dans la plupart des cas à la conscience et même n’est jamais complètement connue par la réflexion. C’est donc dans la région de la conscience spontanée qu’il faut chercher quelque raison superficielle de la construction d’un moi superficiel, schème abstrait du moi profond et inconnu qui ne nous est révélé qu’en gros et du dehors, par notre organisme.

Que les souvenirs conscients soient toujours organisés en un système, c’est ce qui a été expliqué. Avoir des souvenirs, c’est-à-dire ranger des images dans le temps, ce n’est pas du tout constater entre ces images un ordre de fait ; car, pour retrouver en fait l’ordre du temps, il faudrait revivre réellement, et non pas seulement en imagination, le temps passé, ce qui est impossible. Avoir des souvenirs, c’est se représenter un ordre selon lequel ils dépendent rationnellement les uns des autres, c’est-à-dire un ordre, qui permette de les expliquer les uns par les autres. La vérité d’un souvenir ne nous est et ne peut nous être garantie que par le système cohérent et