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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

D’abord est-il sûr que le négociant n’aura qu’un moi ? Comment le savoir ? S’il a vraiment plusieurs moi distincts, il l’ignorera toujours, puisque le propre d’un moi c’est d’être affirmé comme unique, et que, tant que le négociant sera l’un d’eux, il considérera nécessairement les autres comme fictifs. Rien n’empêche de penser que chacun de nous vit ainsi un nombre illimité, d’existences individuelles, dont chacune, par nature, est affirmée comme unique. Nos rêves et nos inventions seraient alors des souvenirs tronqués et sans signification, autrement dit sans vérité, pour notre moi actuel, parce qu’ils appartiennent à d’autres existences individuelles vécues par notre pensée non point antérieurement, mais parallèlement à notre existence. Et, puisque nous sommes conduits nécessairement à affirmer que toutes les pensées sont identiques, c’est-à-dire ne sont qu’une au fond, sans quoi il n’y aurait ni principes certains ni vérités démontrables, rien n’empêche que tous les individus pensants soient considérés comme des modes de la Pensée, unique et indivisible par nature. Puisqu’une pensée peut suffire à plusieurs moi, une seule pensée peut suffire à tous.

Ce qu’il faut dire, c’est simplement que le moi du négociant pourrait, sa vie restant la même, être moins riche et moins varié qu’il n’est, c’est-à-dire que beaucoup d’images qui en font partie pourraient être exclues par lui de ses souvenirs et être considérées comme des rêves ou des fictions. Seulement, la raison qui nous fait concevoir un moi nous conduit à comprendre dans ce moi, autant que nous le pouvons, les images que le cours de notre pensée fait surgir devant nous. La pensée aime mieux l’unité que la multiplicité ; car elle cherche le vrai ou l’être, et l’être est un. C’est pourquoi tout individu pensant tendra autant que possible à organiser toutes ses images en un système de souvenirs ; et, dans la plupart des cas, une telle organisation est facile. Les trois personnages que nous avons distingués dans notre négociant ne sont pas réellement séparés ; presque toujours ils agissent ensemble, et les actions de l’un se rattachent aux actions de l’autre. Par exemple le mariage, souvenir qui appartient au père de famille, aura eu pour motif non seulement un sentiment affectueux, qui se rattache au même groupe de souvenirs, mais aussi l’idée d’une grosse dot, idée qui est étroitement liée aux désirs, aux projets, aux actes du négociant. L’existence du soldat n’est pas non plus indépendante des deux autres ; au contraire à chaque instant des raisons tirées des obligations mili-