Page:Revue de métaphysique et de morale, avril-juillet 1921.djvu/10

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rationalistes et les criticistes comme exemples les plus probants de vérités a priori et apodictiquement nécessaires, ne sont que des conventions commodes, suggérées par l’expérience, qui ne nous paraissent naturelles, au point de passer pour des vérités évidentes par elles-mêmes indépendamment de notre esprit, qu’en vertu de contingences empiriques du milieu qui nous sert d’habitat, et qui, si nous étions transportés dans d’autres milieux, nous paraîtraient si arbitraires que nous les tiendrions pour absurdes.

Incontestablement, si l’on envisage des propositions de géométrie métrique, par exemple, celle qui affirme l’égalité à deux angles droits de la somme des angles d’un triangle rectiligne, et qui n’est qu’une certaine façon d’énoncer le postulat des parallèles, on peut dire qu’une telle proposition n’est pas « apodictiquement nécessaire », puisque sa négative n’est ni inconcevable, ni contradictoire, et qu’elle peut être le point de départ de systèmes géométriques parfaitement cohérents, comme ceux de Lobatchewsky et de Riemann. Mais il nous semble que c’est dépasser singulièrement la portée que Poincaré lui-même donne à son conventionalisme, que de l’étendre à toute la géométrie. Dans son article de 1912, paru ici même, et reproduit dans les Dernières pensées, il se sépare nettement de Hilbert et attribue une valeur intuitive aux axiomes de l’ordre, sur lesquels repose l’analysis situs. Ces axiomes seraient quelque chose de plus que des conventions justifiées. Cette réserve formelle est, d’ailleurs, citée en appendice par M. Rougier. Elle n’est pas sans importance. La géométrie que l’on peut considérer comme la plus générale, ou la plus fondamentale, l’analyse de position, reposerait sur des données irréductibles de l’intuition. Cette intuition ne serait pas, toutefois, celle de notre « vieil espace ordinaire », comme l’appelle Poincaré, car alors elle serait rigoureusement limitée à trois dimensions ; ce serait une intuition plus intellectuelle, une sorte de transintuition, s’appliquant au continu mathématique ou physique en général. « Je conclurai, ajoute Poincaré, que nous avons tous en nous l’intuition du continu d’un nombre quelconque de dimensions, parce que nous avons la faculté de construire un continu physique et mathématique ; que cette faculté préexiste en nous à toute expérience parce que, sans elle, l’expérience proprement dite serait impossible. » Ainsi, Poincaré clôt ses réflexions géométriques par une affirmation qui, loin de ruiner l’apriorisme kantien, lui donne au contraire un regain de vitalité. Kant n’était en géométrie ni précurseur, ni inventeur. Il s’est contenté de réfléchir sur la science de son temps, et il l’a fait avec une profondeur et un sens de la réalité psychologique qui ne paraissent pas avoir été surpassés. Prenant la géométrie de son époque comme une donnée de fait, il s’est appliqué à mettre en lumière la nature spécifique de ses propositions fondamentales et à montrer en quoi elles se distinguaient à la fois de la constatation contingente de l’expérience et du jugement logiquement nécessaire, implicitement contenu dans l’énonciation pure et simple d’un concept. En admettant qu’il ait mal choisi ses exemples, il reste néanmoins que l’idée du jugement synthétique a priori n’est pas encore éliminée de l’épistémologie, à en croire Poincaré lui-même. Que sont, en effet, les axiomes de l’ordre, la définition du mot entre, la notion des côtés d’un plan, la notion de coupure à n-1 dimensions dans un espace à n dimensions, sinon de véritables jugements synthétiques a priori, qui ne sont ni des définitions plus ou moins arbitraires, ni des conséquences de principes antérieurs, ni des « conventions », ni des extraits de l’expérience ? Sans doute, il serait nécessaire de faire subir des corrections à l’apriorisme kantien pour le mettre à jour ; mais rien n’établit qu’il ait fait son temps et que sa déchéance complète ait été consommée par la philosophie mathématique de Poincaré. Les lecteurs de la Revue, qui ont eu la primeur des articles les plus retentissants du grand géomètre, et qui n’ont pas perdu le souvenir de sa controverse avec Couturat, savent à quoi s’en tenir et n’ignorent pas que, loin de tomber dans les excès du nominalisme logistique, Poincaré réservait à l’apriorisme intuitif un rôle capital à la base de la science mathématique.

Pour ce qui est des géométries non euclidiennes et de leur rapport à la géométrie ordinaire, il convient de reconnaître que l’interprétation de Poincaré aboutit à la théorie de la convention commode. Mais il ne faut pas prendre l’expression à la lettre, et il importe de se défier du tour paradoxal que Poincaré donne à ses idées les plus personnelles, comme pour secouer, à la manière d’un Socrate, la paresse d’esprit du lecteur. En voici un