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conception psychologique dénuée de sens. Au fond, l’idée du retour éternel, qui s’apparente à celle de la « grande année » des stoïciens et à de vieux mythes cosmogoniques, est un exemple de ce qui reste en nous de la mentalité primitive. Laissons-la aux poètes et aux littérateurs qui trouvent encore du charme aux modes de penser périmés. La réflexion philosophique d’aujourd’hui est orientée vers d’autres horizons.

Les formes inférieures de l’explication, par Daniel Essertier, 1 vol. in-8o de iii-355 p. Paris, Alcan, 1927. — Le progrès intellectuel humain ne livre pas son secret à qui n’étudie que les « fragments de l’évolué », en essayant vainement, par eux, de reconstituer l’évolution elle-même, ni à qui s’applique à l’évolution des catégories, au lieu de considérer l’évolution des problèmes. « Nous ne pensons qu’en face d’une difficulté, et le problème est l’aiguillon de l’intelligence » (p. 6). D’abord se sont posés les problèmes exclusivement pratiques, qui ne sont pas d’un niveau sensiblement plus élevé que ceux que l’intelligence animale est capable d’aborder sous la pression du besoin, mais avec cette différence essentielle cependant que, chez l’homme, le souvenir des difficultés vaincues et des dangers évités survit à la satisfaction obtenue. La mémoire enregistre les recettes, et l’homo faber, en possession d’une technique, si rudimentaire soit-elle, est en marche sur une voie où l’animal ne s’est jamais engagé. Mais, bornée à la satisfaction des besoins courants, la technique matérielle se figerait vite dans la routine, si d’autres facteurs n’intervenaient. L’artisan n’est qu’un mécanicien qui s’ignore. Il fabrique et façonne, mais il n’explique pas. Le problème proprement dit, le problème en soi et pour soi, se pose lorsque l’étonnement entre en jeu, et, avec lui, la création des causes : une émotion et une imagination trouvant des dérivatifs à l’émotion sont à l’origine de la tendance explicative. L’esprit a soif d’affirmation ; le doute lui est intolérable. Il ne s’agit plus ici seulement du besoin de vivre et d’agir, mais de la nécessité de l’équilibre mental. En créant des causes, « la conscience primitive mettait fin au trouble singulier et violent qui s’emparait d’elle en face de certains phénomènes » (p. 113), notamment en face des météores terrifiants. Un état d’anxiété originelle, en même temps qu’une fécondité imaginative, dont les sujets eidétiques fournissent encore aujourd’hui des exemples, tel serait le point de départ de l’explication. S’inspirant à la fois de l’ethnographie, de la psychologie infantile et de la psycho-pathologie, l’auteur reprend le vieux thème de la crainte mère des dieux, en insistant sur ce point qu’il y a là une émotion sui generis, mêlée d’étonnement et d’inquiétude, en un mot une peur mystique. Avec la causalité mystique, constituant le premier principe d’explication des phénomènes, apparaît la magie, qui n’est pas seulement une technique illusoire, mais aussi une discipline d’actions à base affective et émotive. L’opération magique a un caractère « dramatique ». De même source que la religion, dont elle ne se distingue pas dans les sociétés inférieures, la magie établit entre les phénomènes des liaisons nécessaires. De là, la croyance si répandue qu’elle est la mère de la science. M. Essertier estime qu’elle n’est pas fondée. En réalité, la magie tourne le dos à la science, quoiqu’elle donne parfois l’illusion d’une discipline rationnelle. Sans la révolution cartésienne, l’alchimie aurait pu durer indéfiniment et la chimie scientifique n’en serait jamais sortie. « La technique du merveilleux, loin de préparer les voies de la science positive, est à ses antipodes » (p. 213.).

Selon une théorie en vogue, la conscience primitive aurait une logique à elle ; elle serait « prélogique ». Théorie inacceptable, déclare M. Essertier, de même que la doctrine sociologique pure, qui attribue à la collectivité l’invention de la logique d’où procéderait la raison moderne. La prétendue indifférence des « primitifs » à la contradiction repose sur une erreur d’interprétation. D’autre part, nos catégories ne sont pas issues des catégories primitives. « Les distinctions tranchées, la rigueur et le formalisme de la réglementation religieuse et sociale, la répartition en classes des objets et des êtres de l’univers ne décèlent nullement dans la conscience primitive le pressentiment de la légalité scientifique » (p. 237). Quant à la pensée collective, son rôle a été plutôt de s’opposer au progrès intellectuel ; en consolidant le système d’explications mystiques, elle a érigé sur sa route des obstacles qui semblaient infranchissables.

Le « redressement de l’explication » a exigé « une véritable conversion de l’esprit humain ». L’auteur la rattache directement à la formation de la personnalité. L’unanimité primitive s’est lentement désagrégée, en même temps que le plan mystique s’est rétréci. Mais ces cir-