Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 3, 1912.djvu/109

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C’est ainsi que Jean-Jacques a été réformateur, révolutionnaire malgré lui, et que sa pensée a eu toute sa puissance. En effet, il n’apportait pas au monde les combinaisons arbitraires d’un cerveau inquiet, mais des conclusions naturelles, pleines de vie intérieure, très riches, interprétées par un esprit puissant. Lorsque les esprits entraient dans ses doctrines, qu’ils étaient entraînés par lui, au moment où ils pouvaient hésiter, résister, ils sentaient tout à coup que ses doctrines avaient pour arrière-fond la nature immense, joyeuse et libre. Le point de départ des idées sociales de Rousseau était l’amour du monde naturel ; il arrivait à une source délicieuse, cachée sous bois. En communiquant aux hommes ses joies, il communiquait sa doctrine. Il semblait qu’on ne pût revenir à la nature que par ses études. Danton disait dans sa prison, après les agitations furieuses de sa vie révolutionnaire : « Que je voudrais voir des arbres ! ». Il y a là une contradiction bizarre que les épris des œuvres de Jean- Jacques n’avaient pas à redouter. Partout dans la doctrine du maître, circule la sève, pénètrent les senteurs des grands bois. Et les hommes qui retrouvaient à la fois la nature et la liberté, s’éprenaient pour l’âme que leur donnait cette révélation, de cette sorte d’adoration qui fut, dans la société vieillie, une grande force de transformation.

Rousseau a encore donné beaucoup d’autorité à ses idées, et notamment au commencement d’idée socialiste qui était en lui, par son désintéressement, son détachement personnel. Certes, il a eu de grands défauts, il a eu peut-être des vices ; mais dans sa longue vie de travaux, de pauvreté et de rêveries, s’il a connu l’orgueil, il n’a jamais connu l’envie. Or, s’il y avait eu seulement un peu d’envie dans le premier germe du socialisme français, ce socialisme eût été diminué et discrédité. — C’est Rousseau qui a dit, par une belle application d’une loi physique au monde moral : « l’eau n’agit jamais qu’au niveau de sa source » ; et si ses idées avaient eu leur source dans les bas-fonds de l’envie, elles se fussent depuis longtemps englouties dans la fange de leur origine.

Mais Rousseau, suivant le mot d’un homme d’esprit, n’était pas « un de ces philanthropes à pied pour qui la circulation des voitures était une injure personnelle ». Il plaignait beaucoup de riches, n’en jalousait aucun. Luimême, dans un de ses Dialogues qui sont, avec ses Rêveries, comme son testament moral, dit qu’il a vécu dans un monde idéal où la lumière est plus belle, les sons plus écl