Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 4, 1936.djvu/4

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d’Ahasvérus et de Napoléon[1] ; et en même temps j’ai la prétention d’être clair, correct, et même un peu classique, en un mot je roule des montagnes pour avoir le plaisir d’en être écrasé. quand cette belle œuvre sera finie, je partirai ; j’irai revoir mon ami Ravaisson, ce qui aura lieu je pense à l’automne. mon grand philosophe me contera ses rêves, moi je lui livrerai les miens, il verra que mon amitié a je crois, encore augmenté ; nous comparerons nos songes, et je serais bien trompé s’ils ne se ressemblaient pas beaucoup par le fond —.

« Vous êtes bien plus jeune que moi[2], et tous les avantages sont pour vous, mon cher Stagyrite. à votre âge, j’étais dans une impénétrable nuée, et de plus j’aimais les formes incomplètes. d’hier seulement je me suis apperçu que la clarté, la correction, et l’art proprement dit, ont une valeur. – j’étais comme ces peintres dont vous parlez, qui ne veulent pas sortir du 14e siècle. l’art me semblait artifice[3] ; et je fuyais la lumière comme Didon. vous n’avez point eu cette époque d’obscurantisme ; dès le commencement, votre direction a été simple. vous êtes parti d’un terrain solide ; chacun de vos pas a été du coté de la lumière ; vous n’avez besoin que de marcher ; il ne vous est pas nécessaire comme à nous, génération maudite[4], de parcourir diverses phases, de réagir avec violence contre un passé imbécille[5], de chercher l’équilibre après l’avoir perdu[6]. vous n’avez pas besoin de vous rattacher l’éternelle tradition du genre humain, de cultiver en vous le sens perdu de la simplicité, du vrai, du juste, et de ces grâces naturelles qui sont au fond de toutes choses, quand

  1. Ahasvérus, poème en prose, avait été publié en 1833 (Œuvres, t. XI) ; Napoléon, en 1836 (t. XIII).
  2. Quinet est né en 1803, Ravaisson en 1813.
  3. « Moi aussi dans mon isolement », dit Quinet (Histoire de mes idées, t. XV, p. 242), « je sentais vers l’automne de 1820, au milieu de la forêt de Seillon, sur le bord des étangs… cette profonde végétation morale qui travaillait alors sourdement, obscurément, l’esprit français, d’une frontière à l’autre ». « j’étais égaré dans un vague infini tracé autour de moi. Je méprisais l’art comme un artifice, tout ce qui n’était pas inculte me semblait apprêté » (p. 236).
  4. Cette lettre est de 1837 ; c’est en 1836 que Musset avait publié la Confession d’un Enfant du Siècle : « Alors s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse »…
  5. Les Tablettes du Juif Errant, qu’il publia en 1822, furent « un premier effort pour résister à la fascination des systèmes littéraires et philosophiques de ce temps-là, qui recrépissait toutes les servitudes passées… » (t. XI, p. 444).
  6. Quinet avait traversé en 1826 une grave crise morale, dont témoignent ses lettres à sa mère (Correspondance, début du l. II, p. 30). C’est à ce moment qu’il partit pour Strasbourg et Heidelberg, où il retrouva l’apaisement.