Page:Revue de métaphysique et de morale, numéro 5, 1910.djvu/36

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La force collective est autre chose que la somme des forces individuelles. Dès que celles-ci s’associent, un surplus d’énergie se dégage, qui n’est l’œuvre propre d’aucune d’elles, mais bien de leur association. Une réflexion très simple suffit à le démontrer. Deux cents grenadiers, manœuvrant sous la direction d’un ingénieur ont, en quelques heures, élevé l’obélisque de Luqsor sur sa base[1] : suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Voici un fossé à creuser : cent ouvriers se divisant en escouades pour répartir les besognes, — fossoyeurs, chargeurs, porteurs et remblayeurs, — y mettent un jour : combien plus de cent jours y mettrait un seul ouvrier chargé de toutes ces besognes à la fois ! C’est la preuve que l’union et l’harmonie des travailleurs, la convergence et la simultanéité de leurs efforts sont créatrices de valeurs[2].

De cette constatation Proudhon va tirer, pour l’assaut qu’il mène dans la première période de sa vie contre la propriété, l’un de ses arguments capitaux. Il pourra dénoncer comme une espèce particulière de vol, l’appropriation individuelle des bénéfices du travail en commun. Le capitaliste, dites-vous, récolte ses bénéfices à bon droit : n’a-t-il pas payé les journées des ouvriers qu’il fait travailler ? Dites qu’il a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour. Ce n’est pas la même chose[3]. La résultante du concours des ouvriers, « différente en qualité des forces qui la composent et supérieure à leur somme », l’employeur la monopolise sans bourse délier. L’axiome de Say : « Tout produit vaut ce qu’il coûte[4] » est donc violé ici. Entre maîtres et ouvriers, une « erreur de compte » se découvre[5]. En généralisant, on s’apercevrait que toute production étant nécessairement collective, tout capital accumulé est une propriété sociale : il est impossible, comme aime alors à dire Proudhon, que quelqu’un en ait la propriété exclusive.

  1. Qu’est-ce que la Propriété ? p. 121. Cf. Contradictions économiques, I, p. 243,
  2. La Création de l’ordre dans l’humanité, p. 269.
  3. Qu’est-ce que la Propriété ? p. 124. Proudhon ira jusqu’à dire dans la conclusion (p. 311) : « Tout travail humain résultant nécessairement d’une force collective, toute propriété devient, par la même raison, collective ou indivise ; en termes plus précis, le travail détruit la propriété. »
  4. Contradictions économiques, I, p. 242.
  5. Cr. de l’ordre, p. 245. Cf. Idée générale de la révolution, au XIXe siècle, p. 81.