Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 1, 1912.djvu/8

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qui font de Schopenhauer un des meilleurs prosateurs allemands. Délibérément il néglige « l’écrivain et l’essayiste » pour s’attacher au philosophe, et passe rapidement sur les paradoxes, pour insister comme il convient sur toute sérieuse difficulté. Même dans les deux longs chapitres sur la Vie et le Caractère, point de curiosités anecdotiques, rien qui ne nous prépare à mieux comprendre la genèse d’une pensée. Le chapitre sur les Sources fait avec raison leur part aux influences romantiques, avant même de mentionner celles des sciences naturelles et des religions. Celle de Kant nous est longuement exposée, comme déterminant, avec celle de Platon, la position même du Problème philosophique. Nous la retrouvons d’ailleurs au chapitre de la Représentation : « Schopenhauer a supprimé radicalement la distinction kantienne de l’entendement et de la sensibilité » ; jamais on n’avait mieux montré combien ce seul changement entraîne de conséquences. Au sujet de la Volonté, il n’y avait qu’à rassembler les déclarations de Schopenhauer ; l’interprétation était plus délicate ; en ce qui concerne l’Objectivation de la Volonté, la hiérarchie des Idées, la connaissance qui les atteint, et cette affirmation que l’homme individuel « peut être considéré, en un certain sens, comme sa propre idée » ; quant aux difficultés que signale Ribot – après Hartmann, Kuno Fischer et d’autres – dans la conception des rapports entre l’intellect et le cerveau, — M. Ruyssen a bien vu qu’elles tiennent toutes au langage, et qu’un commentaire idéaliste n’en laisse rien subsister. Le Pessimisme de Schiller et sa Théorie de l’Art, acheminent à sa Morale. « Aucun historien, à notre connaissance, n’a remarqué qu’il n’y a pas dans ce système moins de trois morales, dont chacune est fortement liée avec la métaphysique dont elle procède et, cependant, ne s’accorde qu’imparfaitement avec les deux autres… une morale de la justice, une autre de la pitié, une troisième de l’abnégation. » (cela sans compter la morale toute empirique, de simple prudence, que Schopenhauer a vécue et que résument les Aphorismes). Trois morales ?… est-ce bien l’expression juste, pour désigner trois doctrines nettement hiérarchisées ? On peut les exposer séparément, et la dernière ne fonde pas les deux autres ; mais comme elle tient plus fortement, plus profondément, à la métaphysique, elle les achève en les absorbant.

Entre l’Introduction et la Conclusion de l’ouvrage, nous croyons sentir une différence, non de pensée, mais de ton. Quand M. Ruyssen souligne d’abord l’irréductible originalité du volontarisme Schopenhauerien, peu s’en faut que celui-ci ne semble ouvrir, après la longue tradition intellectualiste, une ère nouvelle de la philosophie. Mais en fin de compte, il apparaît que cette métaphysique intuitive, qui « se dérobe admirablement, à la discussion », reste bien intellectualiste encore (en comparaison du pragmatisme), et de plus bien statique (car elle n’admet pas une évolution de la Volonté). On trouverait un plus réel volontarisme chez Renouvier, Boutroux et Hamelin. Maints passages du livre nous ramènent, parfois, par ressemblance, plus souvent par contraste – de Schopenhauer à Bergson. Il serait temps qu’on essayât de confronter, ces deux doctrines ; mais ce n’en était pas le lieu dans un ouvrage d’histoire.

Philosophes et Penseurs. Buchez (1766-1895), par G. Castella. 1 vol. in-16 de 64 p., Paris, Bloud, 1911. – Sachons gré à M. Castella d’avoir porté son attention sur un penseur dont le rôle a été important, dans l’histoire des idées politiques et sociales au xixe siècle. Mais le livre satisfait mal la curiosité du lecteur. C’est une analyse de la métaphysique buchezienne empruntée, à peu d’exceptions près tout entière, à l’Introduction à la Science de l’Histoire, de 1833 : or cette métaphysique, cette philosophie du progrès, offre extrêmement peu d’intérêt. Quant à l’essai de conciliation entre « l’Évangile » et « les principes révolutionnaires des Jacobins de 1793 », M. Castella en dit quelques mots dans sa préface, et dans sa préface seulement. C’était pourtant le point capital. Il fallait montrer comment Buchez, du saint-simonisme orthodoxe, antichrétien et aristocratique, passa tout à la fois au spiritualisme catholique et à une sorte de socialisme démocratique ; comment s’exprimait ainsi en lui le double mouvement d’idées qui conduisait tout à la fois l’esprit public français vers la révolution sociale de 1848 et vers la restauration catholique de 1850. Mais en vérité M. Castella laisse trop clairement apercevoir son ignorance du milieu intellectuel où s’est développée la philosophie buchezienne, lorsqu’il fait gloire à Buchez d’avoir « trouvé, avant Auguste Comte, plusieurs idées que l’on attribue couramment au penseur positiviste » (p. 63) ; ces idées, c’est Buchez qui les emprunte en réalité à Auguste Comte, disciple lui-même de Saint-Simon.

La Sociologie de Proudhon, par C. Bouglé. 1 vol. in-18 de xviii-333 p., Paris, A. Colin, 1911. — Dans le mémoire