Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 2, 1908.djvu/11

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sant, qui étudie l’homme dans son rapport avec l’humanité et montre que le point d’attache de la moralité n’est pas dans la personne, mais dans une solidarité qui dépasse l’individu ; par le chapitre vii, également riche d’idées précises, qui indique le caractère original de la vie, intemporelle et sans cesse incorporée tout entière dans le moment présent, sans cesse transformée dans sa constitution et éternelle dans son principe.

L’ensemble de ces études se résume par l’épigraphe spinoziste : Sentimus experimurque nos æternos esse.

Gut und Böse. Zur Psychologie der Moral-Gefühle, von Kristian B. R. Aars. 1 vol. gr. in-8 de 290 p. Christiania, Dybwad, 1907. — Les lecteurs français connaissent déjà quelques-unes des idées de M. Aars : l’ouvrage qu’il vient de publier développe des thèmes contenus dans ses communications aux deux Congrès de philosophie (Congrès de Paris, t. II, p. 1 ; Congrès de Genève, p. 600). Voici les principaux.

Que la morale soit ou non une science, il est possible de retracer scientifiquement la genèse psychologique des jugements moraux. Un jugement moral, c’est un jugement de valeur, jugement surprenant par lequel la nature humaine se condamne elle-même, se déclare mauvaise, ou moins bonne qu’elle ne devrait être. C’est un jugement immédiat qui vise non pas les effets de la volonté, mais la volonté même. Comment l’expliquer ? En tant que jugement de valeur, il est dicté par des sentiments. En tant que jugement immédiat et portant sur la volonté même, il ne peut être dicté par des sentiments qui, comme les sentiments utilitaires, sont médiats et relatifs aux conséquences de l’acte volontaire plutôt qu’à ses motifs. En tant qu’il est sévère pour la nature humaine, le jugement moral ne peut être dicté par notre amour de l’humanité, car il consiste précisément à trouver insuffisant cet amour ( « la morale commence où l’amour finit » ) : l’altruisme est aussi impuissant que l’utilitarisme à expliquer l’origine de la conscience morale. Les sentiments moraux élémentaires, ce sont : l’indignation et l’admiration, le remords et la fierté. La colère implique ou impose immédiatement un jugement de valeur défavorable à une volonté humaine : elle contient tous les éléments que nous avons distingués dans le jugement moral. Nous aboutissons donc à ce paradoxe : est primitivement moral le sentiment le plus immoral en apparence : la haine. L’admiration contient, elle aussi, un jugement de valeur sur une volonté. Mais elle n’acquiert de signification morale qu’au moment où, faisant retour sur nous-mêmes, nous regrettons l’absence de la qualité admirée. La moralité véritable n’apparaît qu’au moment où nous appliquons, pour nous juger, les mêmes procédés que pour juger autrui, au moment où je passe de « la critique égocentrique d’autrui à la critique hétérocentrique de moi-même ».

La conscience morale a pu naître, mais elle n’a pu se développer sans l’intervention de facteurs sociologiques. Les sentiments moraux élémentaires ont dû s’associer à d’autres sentiments que seule fait surgir l’organisation sociale : la crainte des ennemis communs, la crainte des chefs, la sympathie, etc. Une loi particulièrement importante résulte, pour l’espèce humaine, de la vie en société, c’est la « loi de l’échange des valeurs » (noter que le mot « valeur » n’est pas pris dans un sens étroitement économique. Est : « valeur » tout ce qui satisfait un désir. Tandis que, dans le reste du monde vivant, les êtres se bornent à « détruire les valeurs » d’autrui pour en produire à leur tour, les hommes, sous l’influence de la vie sociale, substituent partiellement à la « lutte pour les valeurs » le commerce des valeurs. Cette substitution est due à un sentiment de crainte qui n’est pas moral. Mais l’échange des valeurs donne un nouvel aliment aux sentiments proprement moraux : l’indignation, par exemple, sera excitée si la loi de réciprocité, principe de l’échange, est violée. Le sentiment moral de justice résulte d’une application des sentiments moraux plus élémentaires à des phénomènes sociaux d’importance capitale : les échanges de « valeurs ». D’autre part, le progrès de la justice est favorisé par l’institution sociale qui suppose à la sélection naturelle et à la sélection sexuelle, uniques facteurs de l’évolution dans le monde animal, un facteur propre à l’espèce humaine : la « sélection criminelle ». Le moral et le social ne se confondent pas, mais ils se prêtent un appui mutuel.

L’évolution de la moralité rencontre des obstacles. M. Aars, s’il est évolutionniste, n’est pas lamarckien ; il croit que l’histoire de la morale confirme l’hypothèse de Weissmann : les caractères acquis ne sont pas héréditaires ; à chaque génération, l’œuvre éducative est à recommencer. Ce que nous tenons de nos ancêtres, c’est la nature humaine, qui est mauvaise. La doctrine du péché originel est le symbole d’une vérité. La sélection naturelle laisse passer les violents et les rusés ; la sélection sexuelle ne favorise pas nécessairement les plus belles consciences ; la sélec-