Page:Revue de métaphysique et de morale, supplément 2, 1912.djvu/16

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grand précurseur, où la Philosophie de Vico apparaît interprétée à la lumière de la philosophie de Croce. Dans un Appendice, qui pourrait servir d’utile introduction, il donne les principales indications bibliographiques et les renseignements indispensables sur la vie et le caractère de Vico, et sur l’histoire de son influence. Mais il relègue tout à fait à l’arrière-plan ces données, si intéressantes soient-elles, parce que son intention est uniquement de dégager les idées du maître des circonstances particulières de sa vie et de son œuvre, pour les rattacher au développement général de la pensée philosophie.

La pensée de Vico nous est connue en France, grâce notamment à Michelet, comme l’ébauche puissante et confuse d’une philosophie de l’histoire. La thèse de M. Croce est qu’il faut y voir les linéaments grandioses, bien qu’inachevés, de toute une nouvelle Philosophie de l’Esprit. De ce point de vue, l’insuffisance d’horizon historique et les erreurs de fait, que l’on rencontre chez Vico, n’auraient pas la même gravité. Il suffirait de montrer qu’il a posé en profondeur sur un roc inébranlable quelques idées fortes et neuves, comme des pierres d’attente du grand édifice que devait élever le xixe siècle ; et c’est ce qu’entreprend de faire son éminent interprète. M. Croce n’a certes pas pour son auteur une admiration aveugle ni une indulgence illimitée. À son avis, si Vico est obscur, ce n’est en aucune façon qu’il l’ait voulu ; mais il n’a pu l’éviter, malgré tous ses efforts, parce qu’il y a dans son esprit une réelle confusion d’idées, et qu’il semble être dans un état de surexcitation mentale, où l’exactitude lui serait devenue impossible. Au milieu même de ses vues les plus originales, Vico conserve quelque chose de rétrograde ; le catholique, qui subsiste en lui, étouffe la philosophie, qui fermente obscurément au fond de son esprit. M. Croce veut donc restituer la pensée véritable et profonde de Vico, remédier aux insuffisances et aux erreurs, dégager l’essentiel de l’accessoire, grâce à la distinction et à la séparation très nette des divers points de vue que Vico lui-même confond toujours : point de vue historique, point de vue scientifique (philologie et sociologie), et point de vue philosophique, qui est celui du nécessaire et de l’éternel.

Au domaine de l’histoire se rattachent notamment l’essai d’histoire générale des peuples primitifs à l’aurore des civilisations ; la description des sociétés antiques, en Grèce et surtout à Rome ; les recherches sur la poésie primitive, qui visent à déterminer la genèse et la nature des poèmes homériques ; l’histoire des luttes sociales d’où sortit la démocratie romaine ; la description du retour à la barbarie au moyen âge, comparé avec les sociétés primitives. La sociologie peut revendiquer l’idée d’un développement uniforme des nations, et tous les types abstraits du patriarcat, de la plèbe, de la féodalité, de la famille paternelle, du droit symbolique, du langage métaphorique, de l’écriture hiéroglyphique, etc. Enfin la philosophie de l’esprit comprend les idées énoncées dans quelques axiomes sur l’imagination et l’universel imaginaire, l’intelligence et l’universel logique, le mythe, la religion, le jugement moral, la force et le droit, le certain et le vrai, les passions, la Providence, et tout ce qui a rapport au développement de l’esprit humain, en tant que nécessaire. En laissant entièrement de côté ce qui a trait à l’histoire et à la science, il ne nous paraît pas superflu, et il pourra suffire, de signaler ici les thèses essentielles de Vico que M. Croce met en relief comme fondement de cette nouvelle Philosophie de l’Esprit.

Vico, tout d’abord, s’oppose à la théorie cartésienne de la connaissance. Il a pour principe qu’on ne connaît véritablement que ce qu’on est capable de faire : le vrai coïncide avec le fait. Dans le De Antiquissima Italorum Sapientia (1710), il admet que Dieu seul connaît vraiment en ce sens, parce que seul il est créateur. L’homme possède sans doute dans la mathématique une science vraie, mais cela tient à ce que les figures sont de pures fictions créées par l’esprit ; ce que l’homme a fait lui-même de la sorte, il peut donc aussi parfaitement le connaître. Les sciences physiques, au contraire, ne sont pas mathématiquement démontrables, parce que l’homme ne peut pas créer leurs objets. Plus tard, dans la Science Nouvelle (la seconde, 1730), Vico affirme que l’homme peut avoir une science parfaite, non seulement des figures mathématiques, mais aussi des choses humaines, parce qu’il en est lui-même l’auteur. L’homme apparaît ainsi créateur du monde humain, comme Dieu est créateur de la nature ; en pensant ce qu’il a fait, il le ressuscite et le possède alors d’une science pleine et véritable.

La philosophie de l’esprit, qui est contenue d’une manière plus ou moins explicite dans la Science Nouvelle, a le double aspect d’une philosophie esthéthique et d’une philosophie juridique ; mais elle considère de préférence et