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tique sur Jacopone de Todi, frère mineur de saint François, auteur présumé du Stabat mater (1228-1306), suivie d’un choix abondant et d’une traduction de ses principaux poèmes. L’auteur s’est défendu d’avoir voulu faire une édition savante ainsi que d’avoir voulu apporter des renseignements nouveaux sur la vie du frère mineur ; il se contente de mettre à notre disposition les plus caractéristiques d’entre ses œuvres et de préciser les renseignements que nous possédons actuellement sur lui. Un bref récit de sa jeunesse et de sa conversion nous introduit à l’étude du prédicateur populaire et de la langue dont il s’est servi. L’événement capital qui marque la vie de Jacopone est l’opposition très vive à laquelle il se livra, avec les Joachimites et les religieux de stricte observance, contre le pape Boniface VII. Cette opposition le conduisit en prison d’où il ne sortit que cinq ans après, à la mort de Boniface. Nous devons à cette opposition un certain nombre de poèmes satiriques fort intéressants ; mais les plus caractéristiques de la mentalité de Jacopone sont les poèmes mystiques qu’il nous a laissés et qui font de lui un véritable jongleur, un trouvère de Dieu : il giullare di Dio. La question de savoir s’il est l’auteur véritable du Stabat mater est très controversée ; l’époque, le caractère de Jacopone et de son œuvre, rendent l’hypothèse très plausible, d’autant plus que des documents anciens le lui attribuent. C’est donc là, sinon une certitude absolue, du moins une haute probabilité. Toute cette étude est conduite par l’historien avec beaucoup d’aisance, de vivacité et de précision. Nous ne dirons pas qu’elle est conduite avec une parfaite objectivité : l’opposition de Jacopone à Boniface VII n’est évidemment pas très sympathique à celui qui nous la rapporte ; et le souci de nous présenter un mystique parfaitement orthodoxe induit le P. Pacheu à des gloses théologiques au moins inutiles. C’est ainsi que, Jacopone ayant déclaré que dans le recueillement mystique l’intelligence, voyant à découvert l’immensité de Dieu, fait coucher dehors la foi et l’espérance : la fede e la speranza fa albergar di fuori, l’historien commente ainsi son texte : « On voit ce qu’entend là Jacopone, on voit, on possède, on n’a pour ainsi dire plus besoin de recourir la foi et à l’espérance. Plus exactement on pourrait dire : la foi et l’espérance sont tellement vives, tellement illuminées par les dons de l’Esprit Saint, l’intelligence et la sapience, qu’on n’en sent plus l’effort, et qu’elles semblent en possession de leur objet ». Voilà donc l’espérance et la foi sauvées, et Jacopone avec elles. Mais le texte est bien malade, car il ne souffle mot de tout cela. Jacopone, en bon et simple mystique, dit qu’il y a des cas où l’âme fidèle possède si bien son objet qu’elle n’a plus besoin de la foi ni de l’espérance. Et tout le reste est théologie. Les poèmes publiés et traduits sont bien choisis et donnent un texte qui semble, dans l’état actuel des choses, aussi satisfaisant que possible. La traduction est généralement exacte, mais elle affaiblit extrêmement le texte en l’édulcorant et en prenant des précautions dont le rude prédicateur populaire ne s’embarrassait pas. D’une façon générale il semble qu’on n’aurait pu que gagner à suivre avec scrupule les tournures de phrase et le mouvement du texte italien.

Le Pessimisme de La Rochefoucauld, par R. Grandsaignes d’Hauterive. 1 vol. in-12, de 222 p., Paris, A. Colin, 1914. — Excellent petit livre. M. Grandsaignes d’Hauterive, après avoir brièvement défini le pessimisme de La Rochefoucauld, en cherche les origines, analyse le caractère de l’auteur, raconte l’histoire de ses déconvenues avant et pendant la Fronde. Il est, au moment où commence le gouvernement personnel de Louis XIV, un grand seigneur désabusé. Il vit dans une société de gens pareillement désabusés, las de la liberté, du désordre, de l’intrigue. Le Jansénisme fait des prosélytes, et a pour un de ses centres mondains ce salon de Mme de Sablé, où La Rochefoucauld fréquente en intime et où la rédaction de « Maximes » est le grand plaisir ordinaire. Or le Jansénisme est un pessimisme théologique ; et Jansénius, Pascal s’exprimaient souvent presque dans les mêmes termes que La Rochefoucauld, lorsqu’ils décrivaient la nature corrompue, et purement humaine, de l’homme. Les « esprits forts » sont de même à la mode : et on serait disposé, après voir lu M. d’Hauterive, à considérer que La Rochefoucauld a été le grand homme de ce groupe obscur, le continuateur de Miton et de Méré. Enfin les cartésiens expliquent les passions de l’âme en physiologistes : et La Rochefoucauld parle souvent leur langage. Que, d’ailleurs, après la première édition des Maximes, La Rochefoucauld en ait atténué le pessimisme primitif sous l’influence de Mme de la Fayette, M. d’Hauterive se refuse à l’admettre. Des documents précis nous prouvent que l’influence de Mme de la Fayette ne s’est pas exercée en ce sens ; et les corrections de La Rochefou-