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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(No DE NOVEMBRE 1907)



NÉCROLOGIE


O. Hamelin

La mort tragique d’Hamelin, qui a provoqué pendant nos vacances universitaires une émotion si douloureuse, est pour la philosophie française une perte particulièrement cruelle. Elle a détruit brutalement, en pleine vigueur, une des forces les plus précieuses sur lesquelles l’élite de notre jeunesse pût compter. Professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux, puis à l’École normale supérieure et à la Sorbonne, Hamelin s’était révélé à ses élèves comme un érudit et un critique de premier ordre : le souci d’exactitude et de précision qu’il appliquait à l’étude des textes n’était égalé que par la pénétration puissante avec laquelle il dégageait d’une page obscure d’Aristote ou de Kant tout ce qu’on pouvait en extraire de clarté. Mais il n’était pas de ces érudits dont la curiosité ne s’attache qu’aux détails ; à travers chaque ligne d’un auteur il poursuivait une vue d’ensemble sur l’auteur lui-même, et derrière la pensée systématique de chaque philosophe, il essayait de découvrir la marche générale de la philosophie et les lois de son progrès. Également doué pour l’analyse et la synthèse, il n’aimait à savoir que pour penser. — Combien sa pensée fut originale et inventive, son Essai sur les éléments principaux de la représentation le montre avec éclat. Incapable de se contenter de l’empirisme et, d’autre part, frappé de l’impuissance du rationalisme à expliquer par la méthode analytique le devenir et le progrès de la pensée et de la nature, Hamelin a repris, en la délivrant de certaines illusions spinozistes et en la concevant d’une façon toute particulière, cette méthode synthétique dont l’Allemagne, aux beaux jours de sa gloire métaphysique, avait tiré le plus admirable parti et dont notre temps, fatigué de spéculations, paraissait ne plus se souvenir. Nous lui devons des joies que nous ne connaissions plus. Il nous a donné de contempler dans un monument intellectuel qui lui avait coûté vingt ans d’effort l’action créatrice de l’intelligence pure, s’élevant d’une notion simple à des notions de plus en plus complexes jusqu’à ce que, de degré en degré, elle atteigne la réalité. Sa dialectique, adaptée aux acquisitions de la science contemporaine, nous a présenté le monde comme un vivant système de concepts ordonnés ou, pour parler son langage, comme « une hiérarchie de rapports de plus en plus concrets jusqu’au dernier terme, où la relation achève de se déterminer ». En un temps où l’on ne glorifie plus guère que l’instinct, les puissances irrationnelles, l’élan des énergies aveugles vers des formes imprévisibles, il nous a fait sentir toute la beauté solide des hautes disciplines que nous avions abandonnées. — Cet idéaliste si hardi et si ferme était en même temps un spiritualiste accompli. Hamelin mettait au service des fins morales de l’homme la prodigieuse force de ses facultés spéculatives. Les catégories de la pensée ne s’engendraient les unes les autres et ne s’organisaient dans son esprit que pour fournir un champ d’action et des instruments de travail à la volonté droite. La nécessité rationnelle, selon lui, a son intérêt suprême dans la liberté qu’elle s’oppose, qui la domine et qui en fait une matière pour le triomphe du Bien. « C’est l’univers entier, écrit-il, qu’il s’agit de maintenir ou de mettre à la discrétion de la personne, afin qu’elle soit et demeure ce qui veut dans la lumière et la liberté. » La liberté, qui présuppose l’intelligence, ne la dépasse qu’en ne cessant jamais de s’appuyer sur elle ; ce n’est pas lorsque les motifs manquent ou qu’ils restent dans l’ombre, c’est