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revue de métaphysique et de morale.

connaissance trop exclusivement sur la considération des mathématiques, davoir pris celles-ci pour type unique de la science rationnelle et d’avoir ainsi donné à sa Critique une base trop étroite. Ce reproche nous paraît justifié, mais en un autre sens que ne l’entendent ses auteurs. Si la base de la Critique est trop étroite, ce n’est pas parce qu’elle est empruntée aux mathématiques, mais parce qu’elle est empruntée à une conception insuffisante et périmée des mathématiques. Il est vain d’espérer qu’on pourra tirer de l’étude des sciences de la nature des lumières nouvelles sur la constitution de l’esprit : car c’est méconnaître le caractère formel de la mathématique et son applicabilité universelle : elle est la véritable Logique des sciences de la nature, et il n’y a pas de Logique possible en dehors d’elle. Sans doute, elle devra toujours s’étendre davantage, s’assouplir et se compliquer pour se prêter à l’élaboration rationnelle de théories nouvelles ; mais toute science doit nécessairement revêtir la forme mathématique, dans la mesure même où elle devient exacte, rationnelle et déductive[1]. La science est une, comme l’esprit ; et de même qu’il n’y a pas de compartiments et de cloisons étanches dans l’esprit, il n’y a pas entre les sciences d’hiatus ou de sauts qui bornent la juridiction d’une Logique et justifient l’introduction d’une autre Logique. Il n’y a qu’une Logique, la Logique de la déduction, dont les méthodes dites inductives ne sont qu’une application, parce qu’il n’y a qu’une seule manière d’enchaîner les vérités d’une manière formelle et nécessaire[2]. Seulement cette Logique n’est plus la pauvre, mesquine et stérile Logique scolastique ; elle est coextensive aux Mathématiques, et susceptible, comme elles, d’un développement indéfini.

Loin donc de reprocher à Kant d’avoir été trop mathématicien et trop logicien, nous lui reprocherions au contraire de ne pas l’avoir été assez, en un mot, de n’avoir pas été assez rationaliste. En général, il est imprudent et téméraire de prétendre limiter le domaine et la compétence de la pensée, et de lui dire : « Tu n’iras pas plus loin. » Tous les philosophes qui ont essayé ainsi de tracer des frontières à la science ou des démarcations entre les sciences ont été tôt ou tard réfutés par les progrès incessants de nos connaissances. C’est en ce sens que la maxime tant discutée de Leibniz est profondément

  1. Comme Kant le dit lui-même dans les Principes métaphysiques de la Science de la Nature, Préface.
  2. Cf. La Logique de Leibniz, p. 271.