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la plupart du temps, se donne une matière extraordinaire, tout comme le roman idéaliste, mais à rebours : rare est l’image vraiment moyenne de la vie journalière.

Souvent la littérature compense les insuffisances du réel, réduit le commun ou linsignifiant pour dégager le beau ou l’expressif : elle altère, comme l’a remarqué Taine, les rapports qu’elle observe. Elle les altère parce qu’elle se propose d’exprimer ce qui n’est pas apparent dans la réalité. Cette remarque est vraie de l’individu. Les manifestations littéraires sont tan tôt des phénomènes accessoires de l’action (ainsi chez Lamartine devenu homme politique), tantôt des phénomènes substitués à l’action. Le lyrisme peut être soit l’efflorescence d’une énergie qui se réalise en actes, soit le geste d’une âme incapable d’agir par l’effet ou d’un obstacle extérieur ou d’une impuissance interne. Chanter console de ne pas faire ou dispense de faire.

La remarque est vraie aussi de la société. La littérature ne peint pas toujours les mœurs et l’état social. Elle peut exprimer la protestation de l’individu, de la minorité contre des lois ou des mœurs qui les choquent et qu’ils subissent, un effort donc pour que ce qui est cesse d’être. Ou bien les lois et les mœurs sont des survivances du passé, le legs des générations disparues. La littérature révèle le désir, le besoin de la génération qui vient. Ainsi la littérature exprime parfois la réalité de demain plutôt que la réalité d’aujourd’hui ; elle exprime surtout ce qu’on voudrait que demain fût, et ce qu’il ne sera pas, parce que la vie ne reçoit pas sa forme seulement de la pensée. Parler est plus facile et plus vite fait qu’agir : voilà pourquoi la littérature est souvent la première et souvent aussi la seule réalisation de la vie cachée de l’âme.

2o Loi des influences étrangères. — Deux cas, qui d’ailleurs dans la réalité peuvent se trouver mêlés et indistincts :

La grandeur politique et militaire d’une nation lui confère un prestige qui fait que de cette supériorité partielle le respect si humain de la force conclut à une supériorité générale de civilisation. D’autres peuples donc, sans consulter leur besoin ni leur aptitude, ni leur tradition, ni leurs conditions d’existence, transportent pêle-mêle, chez eux, tout ce qu’ils trouvent dans la grande nation, mœurs, costumes, arts, littérature : la loi de corrélation de la littérature et de la vie serait pour un temps suspendue, si cette fabrication d’œuvres artificielles et sans vie n’était elle-même l’expression d’un