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G. LANSON.L’HISTOIRE LITTÉRAIRE ET LA SOCIOLOGIE.

dégagent ce que toutes les fermentations individuelles ont de commun.

Ainsi Voltaire, en écrivant le Traité de la tolérance, relègue momentanément à l’arrière-plan toutes les autres préoccupations de l’opinion publique qu’il avait lui-même contribué à exciter, et ne laisse pour un temps dans les esprits qu’une seule idée, une seule passion, un seul ressort d’action : l’affaire Calas, le supplice d’un innocent, la nécessité de la justice.

Dickens, de même, ne crée pas des mouvements sentimentaux dans le public anglais. Mais ses divers romans, touchant successivement divers sujets, mobilisent la sensibilité publique et en dirigent l’effort tantôt vers la réforme des écoles, tantôt vers la réforme des prisons. Le livre est donc moins une cause créatrice qu’une force organisatrice. C’est un organe coordinateur, unitaire, disciplinaire. L’écrivain est un chef d’orchestre : ce qui est de lui, c’est l’accord des mouvements. Chaque lecteur a en lui à l’avance la musique de sa partie. C’est par là que la littérature (en y comprenant la presse) est surtout dans une démocratie libre, un organe important. Elle fait que tous, ou beaucoup, à un moment donné, poussent le même cri, font le même geste.

Ces lois ne sont que des formules abstraites des faits : elles ne sont pour moi que des conjectures appuyées sur une observation limitée. Telles qu’elles sont, elles peuvent servir, je ne dis pas à expliquer, mais à regarder les faits, à fournir des points de vue pour les interroger de plus près, pour en étudier plus minutieusement les liaisons et le mécanisme. Elles peuvent aussi donner une idée de la nature des généralisations qu’il est utile de tenter en histoire littéraire. Toute métaphysique, toute explication universelle ou inventée par l’esprit ou transportée d’une autre science sont à écarter : des lois inscrites dans les faits, intérieures en quelque sorte et identiques à ces faits, sont les seules qu’on puisse essayer de constituer.

Je conclurai que la matière de nos études est en grande partie sociologique ; que le rôle de l’individu, si apparent et si réel en littérature, la description des individualités, tâche nécessaire de la critique et de l’histoire littéraires, ne doivent pas nous fermer les yeux sur ce fait et nous empêcher de le constater. Les grandes personnalités littéraires sont, au moins pour une bonne part, les figures et les symboles de la vie collective ; ce sont des foyers qui concentrent à un moment des rayons émanés de la collectivité, et qui les renvoient