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revue de métaphysique et de morale.
te rompre l’échine, voire, c’est bel et bien fait ; et si j’avais besoin pour mon couteau d’un manche et que je me le fisse avec l’os de ta jambe, voire, c’est bel et bien fait, car je suis le père et toi, tu es le fils, entends-tu ? Et à moi est donnée sur toi la toute-puissance, depuis les siècles des siècles, au-dessus de toutes les lois ; et comme je fus à mon père, ainsi tu es à moi, même dans la fosse, entends-tu ?

Voilà la réalité morale, l’habitude sociale où les juristes romains et les théologiens ont sculpté un droit sacré[1].

Cependant même dans le parti catholique, on ne pense pas pouvoir s’en tenir à cette antique et brutale tradition. M. Sortais se hâte de restreindre le principe qu’il a posé.

Il est certain que l’autorité du père n’est pas absolue, inconditionnée. L’enfant n’est pas la chose de ses parents… ; ils ne peuvent en disposer à leur guise… L’enfant a droit à l’éducation[2] … On peut concevoir qu’un propriétaire ait des droits illimités sur son argent et sur ses terres ; mais l’autorité des parents s’arrête devant les droits imprescriptibles de l’enfant qui la conditionnent et la restreignent[3]… S’ils venaient à faillir grièvement à leur tâche, l’État, tuteur civil, devrait intervenir pour rappeler à résipiscence ces tuteurs naturels[4]….

Voici donc le droit de l’enfant reconnu, et même placé sous la protection de l’État qui dans certains cas sera admis à intervenir entre l’enfant et le père.

M. Brunetière, dans une fort éloquente conférence qu’il a faite à Lille le 18 janvier 1903[5], non seulement a reconnu le droit de l’enfant, mais par une de ces manœuvres hardies dont sa logique a le secret, il en a fait une découverte, une doctrine chrétienne ; selon lui, ni la Grèce, ni Rome, ni la Chine, ni la philosophie qu’il personnifie en Jean-Jacques mettant ses enfants aux Enfants-Trouvés, n’ont de quoi fonder ce droit de l’enfant : le christianisme le fonde, lui, « sur cette idée que l’enfant qui vient de naître est déjà une personne morale ». Il est vrai que la tutelle civile de l’État ne dit rien de

  1. Voyez aussi la dernière pièce de Björnstjerne Bjornson, Dagland (Revue bleue, avril 1905) : là aussi s’incarne dans le vieux Dag une conception antique du droit de père de famille. Héritier d’une volonté de son père qui la tenait de son grand’père, Dag veut l’imposer à la jeune génération ouverte aux nouveautés utiles et avide de progrès. (Cf. surtout acte III. sc. 5).
  2. Ibid., 111.
  3. Ibid., 121.
  4. Ibid., 111.
  5. On en trouvera le texte dans le Journal des Débats du 19 janvier. — Cf. Sortais, p. 110-111.