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LE LASSO.

cette croix est à moi, je vais la rejoindre ! Et elle s’élança dans le gouffre….


Le lendemain, jamais un plus beau soleil n’avait éclairé ce vaste plateau, qui s’étend des montagnes de Guitera aux sommets de Bastelica ; les longues prairies, changées dans la saison des pluies en autant de marécages que déguise une herbe courte et menue, étaient alors couvertes d’une foule de montagnards ; tous, armés de longs fusils, le pistolet pendant sur la cuisse gauche et le stylet passé à la ceinture ; se rendaient à une fête, comme des hommes qui marcheraient au combat. Le Corse, en effet, ne connaît point la gaîté : sans cesse préoccupé de projets d’intrigue ou de vengeance, il se mêle rarement avec un sexe qu’il dédaigne ; et si parfois on rencontrait, sur le chemin, un groupe de jeunes filles à la démarche joyeuse, oubliant leur servitude loin de leurs pères ou de leurs maris, et chantant en chœur quelque mélodie un peu plus gaie, on les voyait se taire tout d’un coup, à l’approche des groupes d’hommes, et baisser vers la terre leurs yeux noirs, toutes confuses d’avoir été surprises à s’amuser sans la permission de leurs seigneurs et maîtres. Cependant la foule se dirigeait vers un point du plateau où la prairie parfaitement unie s’étendait à perte de vue, d’un côté, vers la montagne de Guitera, de l’autre, vers des terrains mouvans et marécageux, connus et redoutés de tous les bergers du pays. Un espace vide avait été réservé au milieu ; des tentes de feuillage y étaient dressées, et au centre ; on en voyait une qui dominait toutes les autres, comme le manoir seigneurial de Guitera s’élevait au-dessus des humbles toits du village ; son noble possesseur était assis sous cette tente, pour assister à la course de chevaux, qui attirait chaque année la moitié de la Corse sur ces plateaux élevés.