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HISTOIRE. — PHILOSOPHIE.

mente un démon intérieur dans les intérêts de l’humanité. Ce n’est pas un Académicien élégant et débile, qui veut mener à bien sa petite gloire et sa petite destinée. Non ; Rousseau se débat douloureusement sous le génie qui l’oppresse ; s’il arrive à saisir le sceptre de la philosophie, ce n’est, pour ainsi dire, que malgré lui, et poussé par une insurmontable fatalité. Pendant que Voltaire, seigneur de Ferney, fertilise ses terres, entend la messe dans sa chapelle, et correspond avec les rois de l’Europe, Rousseau, au cinquième étage, copie de la musique ; c’est l’homme du peuple ; il en porte dans son cœur toutes les misères et tous les droits. Que de contradictions se pressèrent dans son âme pour la déchirer ! Il travaille pour les hommes ; il les hait et les fuit ; il émancipe son siècle, et il le maudit : philosophe, il tonne contre la philosophie ; novateur audacieux, il condamne et combat la réforme qu’accomplissait Voltaire ; penseur indépendant, il se brouille avec Diderot, Hume et d’Alembert. Toujours malheureux, toujours défiant, il a écrit quelque part qu’il étouffait dans la nature ; il étouffait aussi dans la société, où il ne voyait autour de lui que trahisons, embûches et calomnies. « Non, je ne serai point accusé, écrit-il à M. de Saint-Germain, point arrêté, point jugé, point puni en apparence ; mais on s’attachera, sans qu’il y paraisse, à me rendre la vie odieuse, insupportable, pire cent fois que la mort : on me fera garder à vue ; je ne ferai pas un pas sans être suivi ; on m’ôtera tout moyen de rien savoir et de ce qui me regarde, et de ce qui ne me regarde pas ; les nouvelles publiques les plus indifférentes, les gazettes mêmes me seront interdites : on ne laissera courir mes lettres et paquets que pour ceux qui me trahissent, on coupera ma correspondance avec tout autre ; la réponse universelle à toutes mes questions sera toujours qu’on ne sait pas ; tout se taira dans toute assemblée à mon arrivée ; les femmes n’auront plus de langue ; les barbiers seront discrets et silencieux ; je vivrai dans le sein de la nation la plus loquace comme chez un peuple de muets. Si je voyage, on prépa-