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HISTOIRE. — PHILOSOPHIE.

ne peut charger un homme de représenter sa volonté ; donc le gouvernement représentatif n’est pas un gouvernement libre. « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente pas ; elle est la même ou elle est autre : il n’y a pas de milieu… Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort : il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement. Sitôt qu’ils sont élus, il est esclave ; il n’est rien. Dans les courts momens de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde[1]. » Voilà le côté faible et insuffisant de notre philosophe ; c’est l’intelligence de l’histoire, la méconnaissance de la sociabilité européenne et des raisons du gouvernement représentatif. Prononcer, en vertu du principe logiquement déduit de la volonté générale, qu’aujourd’hui, ni l’Angleterre, ni la France ne jouissent de la liberté politique sous le gouvernement représentatif, c’est nier le grand jour de l’histoire. Vingt-cinq millions d’hommes ne peuvent tous délibérer ensemble sur leurs affaires ; ils nomment des représentans : ces délégués représentent-ils la volonté de chaque homme ? impossible. Représentent-ils davantage la volonté générale séparée de toute règle ? non plus. Ils représentent, ils doivent représenter ce concours et ce mélange de vues et de passions, d’idées et de volontés, qui constituent un peuple comme ils constituent un homme. Ils représentent l’individualité sociale, qui n’est pas une sorte de squelette que peut monter et démonter à son plaisir la dialectique, mais qui, douée de la vie, conçoit, veut et marche comme un seul homme. Le gouvernement représentatif donne la liberté à la condition d’être véritablement représentatif. Les modernes ne peuvent s’entasser sur la place publique d’Athènes et de Rome. L’intérêt vrai de la liberté n’est pas de nier la représentation, mais de l’étendre, et de la mesurer sur la civilisation même.

  1. Contrat social, liv. iii, ch. 15.