Page:Revue des Deux Mondes - 1831 - tome 4.djvu/386

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
374
LITTÉRATURE.

À ton âge, morbleu ! Jules, j’étais un homme de fer. Les femmes, le froid, le chaud, la bataille, le sommeil, le plaisir, rien n’y faisait. Je n’aurais pas reculé d’un pas devant un excès, quel qu’il fût ; c’est qu’alors nous avions des âmes d’une haute trempe, logées dans des corps d’une haute trempe. Vous autres, tout au rebours, vous êtes une race molle et blafarde, pitoyable à voir. C’est une grande misère de voir ces jambes grêles, ces mains mignonnes, ces poitrines rétrécies, ces visages pâles, ces cheveux rosés, cette barbe qui serpente au hasard, ces voix flûtées, et de dire que tout cela s’appelle un homme. Un homme, morbleu ! Un homme, aujourd’hui, sais-tu ce que c’est, Jules ? C’est quelque chose qui sait le latin, qui lit des journaux, qui déclame des vers, qui se lève à huit heures, qui se couche à onze, qui boit de l’eau et qui fume des cigarres en papier. Vos hommes, à vous, portent des gants jaunes ; ils ont des habits étroits et ridicules ; ils affectent de montrer leurs dents et leurs gencives ; ils ont un lorgnon à leur cou, parce qu’ils n’y voient pas ; ils parlent beaucoup et toujours, surtout ils parlent de préférence des choses qu’ils ignorent et des pays qu’ils n’ont pas vus, de l’Espagne, de l’Alhambra, de l’Orient où ils ne sont jamais allés, et des bains turcs dont ils n’auraient aucune espèce d’idée, même quand ils seraient allés en Orient.

— Général, lui dis-je, vous revenez aux bains turcs par un long détour ; il serait plus charitable de me dire tout de suite ce que vous avez envie de me dire à ce sujet.

— Laissez ma pipe ! laissez ma pipe ! monsieur, me cria le général, sans répondre à ma réponse. Laissez ma pipe ! Toute muette qu’elle est, toute vide que vous la voyez, il y a encore assez de feu dans ces cendres, assez d’âme dans ce corps éteint, pour vous jeter ivre-mort sur le tapis jusqu’à demain ; et à présent, bonsoir, mon enfant ! bonsoir, ma fille ; et il embrassa son joli enfant, et la jeune fille se retira en me disant, à moi aussi : Bonsoir !

Le général la suivit des yeux ; je la suivis des yeux. La