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REVUE-CHRONIQUE.

lignes de la dernière page, qu’il n’y a pas de roman. L’auteur se sert d’Edgar, le véritable héros de son livre, comme un tisserand d’une navette ; et les conversations ; les épreuves, les illusions, les déceptions au travers desquelles il le fait passer avec une paresseuse complaisance, sont autant de mailles inoffensives, dont il sort comme il y est entré. Encore si ces aventures prétendues étaient vraies, ressemblaient au monde, nous rappelaient notre vie de tous les jours, ou nous tiraient de la réalité pour nous distraire par la rêverie ou l’imagination, nous n’aurions pas le droit de nous plaindre ; plus d’un exemple imposant, Gil Blas, Roderick Random, Gulliver, nous fermeraient la bouche, et revendiqueraient hautement les franchises de l’art et de la pensée.

À défaut d’aventures, si le livre était plein de ces riens si simples, si ingénus, si intimes et si attachans, qui font d’Eugène de Rothelin, d’Adèle de Sénanges des chefs-d’œuvre inimitables ; si la situation choisie par l’auteur était approfondie et développée comme dans Édouard ou Mademoiselle de Clermont, vraiment nous ne serions pas assez mal avisés pour regretter les souterrains, les châteaux, les trappes et les clairs de lune d’Anne Radcliffe.

Mais, par malheur, il n’y a rien de tout cela dans le Lorgnon. C’est un recueil de conversations prétentieuses et maniérées, de mots ambitieux et obscurs comme il s’en trouve tant dans le Legs et les Fausses Confidences, mais qui ne rachètent pas leur obscurité par quelque trait bien fin, bien délié, et qui fasse honneur à l’observation de l’auteur. Les caractères sont impossibles et introuvables comme les noms sous lesquels ils se cachent ; depuis madame de Clairauge jusqu’à madame de Montbert, depuis M. de Fontvenel jusqu’à M. Narvaux, je n’en sais pas un que vous puissiez rencontrer n’importe où.

Pour la frivolité de ces personnages, vraiment elle est sans exemple, et n’a pas même le mérite de l’élégance. Leurs plaisirs ne sont pas de bon goût, ou tout au moins sont bien mêlés. M. Cagnard, le Philtre et l’Orgie sont fort étonnés, j’en suis sûr, de se trouver en compagnie de la maréchale d’Ancre. Le jeune officier qui dîne au Café de Paris avec M. de Lorville suit une petite couturière comme pourrait le faire un lycéen de seize ans. Quant aux cannezous de mademoiselle de Latour et aux gilets de Blain, je les estime et les révère, mais je ne conçois guère la nécessité d’indiquer dans un livre leur origine. Ma curiosité n’est pas si exigeante, et leur beauté me suffit.

Le secret de madame de Champlery, son innocence opposée à son veuvage, le bouquet et le mot qui l’accompagne, ne me semblent pas non plus très délicatement imaginés ; c’était déjà une grande hardiesse que de se proposer une telle difficulté, mais il fallait pour la tourner une habileté non moins grande.

C’est avec un regret sincère que nous voyons l’auteur de Madeleine profiter si mal des leçons qu’elle a reçues de l’auteur d’Anatole, de Léonie de Monbreuse. Le Lorgnon ne vaut pas même le Moqueur amoureux. Puisse le poème de Napoline nous obliger bientôt à rétracter notre blâme, et à le remplacer par la louange, qui ne coûte jamais lorsqu’elle est sincère !