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LITTÉRATURE DRAMATIQUE ÉTRANGÈRE.

navire qu’il gouverne à son gré, et qu’il nomme toutes les villes du rivage, toutes les baies et tous les promontoires qui s’enfuient derrière nous, il a droit d’associer à son enseignement ses passions personnelles ; il peut, à mesure qu’il avance, oublier les passagers qui l’écoutent pour se parler à lui-même, traduire sans réserve et sans réticence les impressions qu’il éprouve en présence du ciel et du paysage.

Qu’il s’agisse d’Achille ou d’Ulysse, d’Énée ou de Satan, de don Quixote ou de Tom Jones, nous ne pouvons défendre ni à Homère, ni à Milton, ni à Virgile, ni à Cervantes, de prendre parti pour ses héros. En poésie, et surtout en poésie épique, on n’admet pas de prévarication.

Or, dès que le poète accepte un rôle, il est libre, à coup sûr, de le jouer à sa manière, de le composer à sa guise. Si sa pensée, dédaignant les vêtemens vulgaires, s’habille d’une image éclatante, comme les rois s’habillent de pourpre et d’or ; si, pour dessiner l’énergie et la grâce de son attitude, elle prend la cotte de maille ou la toge, il y aurait de l’injustice et de l’ignorance à l’en blâmer : autant vaudrait reprocher à l’oiseau ses ailes.

Pourvu que le poète sache descendre à propos des régions élevées où il plane, quand il nous oublie, pour reprendre l’allure et le pas que nous pouvons suivre, pourvu qu’après nous avoir conduits bien loin au-delà des limites de la réalité, il sache y revenir et y rentrer avec nous, il ne sort pas de son droit ni de son devoir.

Mais le poète dramatique n’a pas les mêmes privilèges. Eût-il en portefeuille les odes de Pindare, les sonnets de Pétrarque ; fût-il capable de les dépasser, il ne pourra, sous peine de forfaire aux lois de son art, dépenser en aucune occasion les richesses d’un pareil trésor. Il faut qu’il s’efface et disparaisse complètement derrière ses personnages ; qu’il parle avec leur bouche, mais que leur bouche ne se mette jamais au service de sa pensée ; qu’il s’identifie avec eux, mais n’essaie jamais de les absorber en lui-même ; qu’il les domine et les conduise, mais qu’il ne cherche jamais à leur imprimer ses mouvemens.

Je sais que des autorités imposantes ne partagent pas mon