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laissa courir sa plume pendant vingt-huit ans. Dites encore qu’on ne gouverne pas le monde avec des théories.

En attribuant ainsi aux théories une puissance aussi énergique et aussi immédiate sur les destinées d’une société, je ne puis me rappeler, sans sourire, la colère étudiée et théâtrale avec laquelle, dans les derniers jours de 1807, l’empereur s’exprimait sur la révolution française dans une audience accordée à Chambéry à Auguste de Staël, qui sollicitait auprès de lui le retour à Paris de son illustre mère. Comme ce jeune homme rappelait à Napoléon avec une respectueuse fermeté que M. Necker n’avait jamais parlé de lui que dans les termes les plus dignes, l’empereur s’échauffa au nom de M. Necker qui l’avait appelé seulement un homme nécessaire, et se lançant dans une des formidables tirades dont il avait l’art et le secret : « M. Necker ! mais c’est lui qui a renversé la monarchie et conduit Louis xvi à l’échafaud ........ Robespierre lui-même, Marat, Danton, ont fait moins de mal à la France que M. Necker : c’est lui qui a fait la révolution ; vous ne l’avez pas vue : eh bien ! moi, j’y étais, j’ai vu ce que c’était que ces temps de terreur et de calamités publiques ; mais, moi vivant, ces temps ne reviendront pas, je puis vous en donner l’assurance. Vos faiseurs de plans tracent des utopies sur le papier, des imbécilles lisent leurs rêveries, on les colporte, on y croit, le bonheur général est dans toutes les bouches, et bientôt après le peuple n’a pas de pain ; il se révolte, et voilà le fruit ordinaire de toutes ces belles théories. C’est votre grand-père qui est cause des saturnales qui ont désolé la France. Tout le sang versé dans la révolution doit retomber sur lui.[1] »

Le rusé conquérant se moquait de son généreux interlocuteur et de tout le monde, quand il faisait de M. Necker l’auteur de la révolution française : il savait bien que cette révolution qui l’avait couronné empereur et dont il était le soldat, n’avait pas été mise au monde par le compte rendu du célèbre financier ; mais il lui convenait, en sortant du bivouac de Friedland, après

  1. Mémoires de Bourienne, t. viii, p. 108-109.