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HISTOIRE DU TAMBOUR LEGRAND.

front. Mais il est toujours bon que je le sache ; car, par exemple, si en soutenant une thèse latine à Goëttingue, j’avais dit sinapem au lieu de sinapim, quelle honte c’eût été pour moi ! Mais, madame, les verbes irréguliers se distinguent des verbes réguliers en ce qu’on reçoit beaucoup plus de coups en les apprenant. Dans les sombres circuits du cloître des Franciscains, non loin de la classe, pendait alors un grand crucifix de bois peint en gris, une image de désolation qui s’approche encore quelquefois de moi dans mes rêves, et qui me regarde tristement, avec ses yeux fixes et sanglans. Je m’arrêtais souvent devant cette image, et je priais : « Ô toi, pauvre Dieu, également tourmenté, si cela t’est possible, fais donc, ô Dieu, que je retienne les verbes irréguliers dans ma mémoire. »

Du grec, je ne veux pas seulement en parler ; j’en parlerais avec trop d’aigreur. Les moines du moyen âge n’avaient pas tout-à-fait tort lorsqu’ils prétendaient que le grec est une invention du diable. Dieu connaît les souffrances que j’en ai éprouvées. Avec l’hébreu, cela allait mieux, car j’ai eu toujours une grande préférence pour les Juifs, bien qu’ils m’aient crucifié jusqu’à cette heure ; mais je m’accommodais avec l’hébreu aussi bien que ma montre qui avait beaucoup de relations intimes avec les prêteurs sur gages, et qui a dû s’accoutumer, dans ses longs séjours chez eux, aux mœurs juives.

Quant au français, je l’ai poussé fort loin. Il n’y a pas long-temps, dans une noble société, j’ai compris presque la moitié de la conversation de deux comtesses allemandes, dont l’une compte plus de soixante-quatre ans et un pareil nombre d’aïeux. Que ne dois-je pas au tambour français qui logea si long-temps chez mon père, par billet de logement, qui avait la mine d’un diable, et qui était bon comme un ange, et surtout qui tambourinait si bien !

C’était une petite figure mobile, avec une noire et terrible moustache, sous laquelle s’avançaient fièrement deux grosses lèvres rouges, tandis que ses yeux de feu tiraient de tous les côtés.

Moi, petit enfant, je tenais à lui comme un grateron, et je l’aidais à rendre ses boutons luisans comme des miroirs, et à blanchir sa veste avec de la craie ; car monsieur Legrand voulait plaire. — Et je le suivais au corps-de-garde, à l’appel, à la parade : ce n’était alors que joie et retentissement des armes. Les jours de fête sont passés !