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LA BARQUE À CARON.

fois il est arrivé à Hospina d’arracher le sabre à la main mal assurée d’un novice, et de se faire bourreau par compassion, car, je vous le répète, il n’a dans le caractère rien de cruel.

Quand Morillo eut relevé dans ce pays l’étendard royal, Hospina retourna à sa vie de guérillero, et servit utilement la cause républicaine. Du reste, il refusa constamment de se joindre aux autres chefs patriotes, qui, ayant des troupes plus nombreuses, prétendaient exercer une autorité supérieure. Il continua à faire bande à part jusqu’à l’arrivée de Bolivar, pour qui il avait une profonde vénération, et aux ordres duquel il alla tout d’abord se placer.

L’armée réunie sous les ordres du libérateur ne trouvait pas pour subsister les mêmes facilités que les petits corps isolés qui jusque-là avaient tenu la campagne. Les provinces de Casanare et d’Apuré, théâtre d’une guerre longue et destructive, n’offraient plus que de minces ressources, et il fallut songer à faire venir du bétail des provinces situées sur la rive droite de l’Orénoque. Les habitans, qui voyaient le paiement fort incertain, et qui d’ailleurs étaient poussés sous main par les moines des missions, ne s’empressaient pas de fournir leur contingent, de sorte que le général en chef, afin d’activer un peu leur zèle, jugea convenable de leur dépêcher Hospina.

Peu de jours avant le départ de notre ami, il était arrivé à Angostura un bâtiment français avec une de ces cargaisons que vous aviez alors l’insolence de nous envoyer. C’étaient de vieux habits mis à neuf, des vins tournés, des huiles rances, des olives pourries, et avec tout cela une édition complète du Guillaume-Tell de Florian, traduit en espagnol, et deux ou trois ballots d’un certain pont-neuf, la Barque à Caron. Toutes ces raretés furent enlevées dans trois jours. Hospina, qui venait d’être élevé au grade de major, voulant avoir une tenue conforme à son rang, se donna un équipement complet, et se couvrit de clinquant de la tête aux pieds. Mais comme il ne songeait pas seulement à orner l’extérieur de sa personne, il fit aussi emplette d’un Guillaume-Tell, et reçut par-dessus le marché un exemplaire de la chanson. Un cuisinier français qu’avait le général, lui traduisit le titre, et lui expliqua que passer la barque à Caron ou mourir, c’était justement la même chose.