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« Charles avait déjà passé les ports avec son host, et ne savait la moindre chose de ce qui était arrivé derrière lui. Alors Roland, hors d’haleine d’avoir si longuement bataillé, meurtri de coups de pierre, et blessé de quatre coups de lance, se retira à l’écart, dolent outre mesure de la mort de tant de chrétiens, et de tant de vaillans hommes. Il gagna, par bois et par sentiers, le pied de la montagne de Cezère. Là, il descendit de cheval, et se jeta sous un arbre, à côté d’un gros quartier de rocher, au milieu d’un pré de belle herbe, au-dessus du val de Roncevaux. Il avait à son côté Durendal, sa bonne épée, ouvrée à merveille, à merveille luisante et tranchante ; il la tira du fourreau, et la regardant, il se prit à pleurer, et à dire : Ô ma bonne, ô ma belle et chère épée, en quelles mains vas-tu tomber ? Qui va être ton maître ? Oh ! bien pourra-t-il dire avoir eu bonne aventure, celui qui te trouvera ! Il n’aura que faire de craindre ses ennemis en bataille : la moindre des blessures que tu fais est mortelle. Ah ! quel dommage, si tu allais aux mains d’homme non vaillant ! Mais quel pire malheur, si tu tombais au pouvoir d’un Sarrasin ! » — Et là-dessus, la peur lui vint que Durendal ne fût trouvée par quelque infidèle, et il voulut la briser avant de mourir. Il en frappa trois coups sur le rocher qui était à côté de lui, et le rocher fut fendu en deux de la cime au pied, mais l’épée ne fut point brisée. »

Si ce fragment peut, comme je le présume, être tenu pour un reste plus ou moins altéré, ou tout au moins pour un reflet de quelque ancien chant de jongleur, sur les guerres entre les Arabes et les chrétiens de la Gaule, il prouve quelque chose de plus que l’existence de pareils chants à une époque très-reculée ; il prouve qu’il y avait, dans les guerres dont il s’agit, quelque chose de favorable aux inspirations de la poésie.

Je pourrais, je crois, en fouillant avec soin dans cette étrange chronique de Turpin, y trouver encore çà et là quelques traits isolés d’une poésie populaire antérieure. Mais ce tâtonnement deviendrait aisément minutieux et arbitraire, et je l’abandonne. J’aime mieux chercher, dans des chroniques plus anciennes, plus graves, et vraiment historiques dans leur ensemble, des