Page:Revue des Deux Mondes - 1832 - tome 8.djvu/731

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
721
LES BAINS DE LUCQUES.

juif, avec sa longue barbe et son habit déchiré, qui ne dit pas un mot selon l’orthographe, se sent peut-être plus heureux que moi avec ma civilisation. À Hambourg, dans la grande ruelle des Boulangers, il y a un homme qui se nomme Moïse Loque, ou tout court Loque, qui va et vient toute la semaine, à la pluie et au vent, avec son paquet sur le dos pour gagner une couple de marcs. Le vendredi soir, quand il revient au logis, il trouve le chandelier aux sept branches allumé, la table couverte d’une nappe blanche ; il dépose son paquet et ses soucis, s’asseoit à table avec sa maigre femme et ses plus maigres filles, mange avec elles des poissons qui nagent dans une agréable sauce blanche, chante les plus magnifiques cantiques du roi David, se réjouit de tout son cœur de la sortie d’Égypte des enfans d’Israël, se réjouit aussi que tous les méchans qui leur ont fait du mal soient morts ; que le roi Pharaon, Nabuchodonosor, Aman, Antiochus, Titus et tous les gens de cette espèce n’existent plus, tandis que Loque vit encore et mange du poisson avec sa femme et ses filles. — Et je vous le dis, M. le docteur, les poissons sont délicats, et l’homme est heureux ; il n’a pas besoin de se tourmenter de la civilisation, il s’enveloppe gaîment dans sa religion et dans sa robe de chambre verte, comme Diogène dans son tonneau ; il regarde avec satisfaction ses lumières qu’il ne mouche même pas ; et je vous le dis, quand les lumières sont un peu pâles, et que la servante du sabbat qui est chargée de les entretenir n’est pas là, si Rotschild le grand entrait en ce moment avec tous ses courtiers, ses escompteurs, ses expéditeurs et tous ses chefs de comptoir, avec lesquels il fait la conquête du monde, et s’il disait : « Moïse Loque, demande-moi une grâce, je t’accorderai ce que tu voudras ; » M. le docteur, je suis convaincu que Moïse Loque répondrait tranquillement : « Mouche-moi les chandelles ! » Et Rotschild le grand dirait avec étonnement : « Si je n’étais Rotschild, je voudrais être Loque ! »

Tandis que Hyacinthe développait ainsi ses vues largement et d’une manière épique, selon son habitude, le marquis, se levant de son prie-Dieu, s’approcha de nous, en nasillant encore quelques pater noster. Hyacinthe tira un rideau vert sur l’image de la madone, éteignit les deux cierges qui brûlaient devant elle, détacha le crucifix de cuivre et revint à nous, tout en le nettoyant avec le même chiffon qui lui servait tout à l’heure à nettoyer les éperons de son maître. Celui-ci semblait accablé de chaleur ; au lieu de robe de chambre, il portait un large domino de soie bleue avec une frange d’argent, et son nez étincelait mélancoliquement, comme un louis d’or dans une bourse rouge.

— Ô Jésus ! soupira-t-il en se laissant tomber sur les coussins du sofa ; ne trouvez-vous pas, docteur, que j’ai l’air bien rêveur aujourd’hui ? Je suis très-ému, mon ame est excitée, je respire dans une sphère plus élevée !