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comme c’est le public qui propose lui-même les rimes, les mots et les refrains, il s’est vraiment bien vengé de la tragédie qu’on lui avait improvisée, et M. Eugène de Pradel ayant adouci son regard, peigné ses cheveux et remis sa cravate, a complètement repris son rôle d’homme de tact et d’esprit, car c’était alors parmi les spectateurs à qui lui jetterait le défi le plus absurde, et lui, parait toutes ces bottes brutales avec une grâce, une mesure et une habileté parfaites.

Il y eut cependant un gant qu’un décoré de juillet ne put parvenir jamais à lui faire même ramasser. Les deux mots que ce provocateur obstiné lançait incessamment à la tête de l’improvisateur, étaient ceux-ci : Liberté, poire. C’était son bout-rimé fixe, bout-rimé perfide et périlleux dans lequel il voulait empêtrer le pauvre poète ; car, comme la poire ne peut manger la liberté, pour remplir le bout-rimé du décoré de juillet, il eût fallu nécessairement que ce fût la liberté qui mangeât la poire, et il en serait résulté un bout-rimé républicain, séditieux, révolutionnaire, anarchique ; un bout-rimé justiciable de la cour d’assises. M. Eugène de Pradel ne mordit nullement à cette poire.

Je ne sais si M. Viennet improvise ses épîtres, mais au moins elles ne lui coûtent guère ; car il ne nous en fait pas chommer. Le Constitutionnel a-t-il mis sous la remise quelque lieu-commun bien usé, qui a roulé tout un mois dans ses colonnes ; vite arrive M. Viennet, qui reprend la vieillerie en sous-œuvre, l’affuble de pauvres rimes et la transforme en épître.

À qui M. Viennet n’a-t-il point adressé d’épîtres, je vous le demande ? C’est tantôt à des chiffonniers qu’il écrit, tantôt à des mules, tantôt à M. Thiers. Aujourd’hui, c’est à un poète carliste qui avait engagé le poète philippiste à plaider en vers la cause de Henri v.

Cette seule requête me donne une haute idée de ce poète carliste. Homme plein de sens et de logique, il se sera dit : Si nous n’avons pu gagner encore le procès de la légitimité, c’est que M. de Châteaubriand et consorts ne l’ont jusqu’ici su plaider qu’en prose. Mais que M. Viennet le plaide en vers, et voilà notre Henri v restauré. Le succès de ce moyen de contre-révolution était infaillible, si M. Viennet n’eût pas été ce qu’il est, c’est-à-dire la finesse même. Or, voici le malin tour qu’a joué à notre poète carliste le spirituel auteur de la Philippide. Au lieu de plaider en vers pour Henri v, il a plaidé en vers contre lui. Et c’est pourquoi, grâce aux vers de M. Viennet, l’enfant d’Holy-Rood est définitivement exilé de la France et du trône, et la révolution de juillet maintenue.

Oh ! M. Viennet est un excellent avocat ; c’est un avocat qui a bec et ongles. Il nous a défendus énergiquement, nous et nos libertés. M. Viennet n’entend pas que l’on nous retire cette parfaite égalité dont nous jouissons. Elle est dans notre sang, s’écrie-t-il :


Et, pour en triompher,
C’est trop peu de nous vaincre, il faut nous étouffer.


Bravo ! c’est cela. Les mortels sont égaux. Nous sommes égaux. La charte, Voltaire et M. Viennet l’ont dit. Nous serons égaux ou l’on nous étouffera.

Mais si M. Viennet idolâtre l’égalité ; s’il veut l’égalité ou la mort ; s’il embrasse l’égalité jusqu’à étouffement, ne croyez pas, pour cela,