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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

il n’y avait que cinq minutes, était confondue ; car il est évident que si la veille encore, je m’étais trouvé dans une île déserte avec des truites au fond d’une rivière pour toute nourriture, et n’ayant pour les pêcher qu’une lanterne et une serpe ; cette intelligence supérieure ne m’aurait probablement pas empêché de mourir de faim.

Maurice ne soupçonnait guère l’admiration qu’il venait de m’inspirer, et continuait d’augmenter mon enthousiasme par les preuves renouvelées de son habileté, choisissant, comme un propriétaire dans son vivier, les truites qui lui paraissaient les plus belles, et laissant tourner impunément autour de la lanterne le menu fretin qui ne lui semblait pas digne de la sauce au bleu. Enfin je n’y tins plus, je mis bas pantalon, bottes et chaussettes, je complétai mon accoutrement de pêcheur sur le modèle de celui de Maurice, et sans penser que l’eau avait à peine deux degrés au-dessus de zéro, sans faire attention aux cailloux qui me coupaient les pieds, j’allai prendre, de la main de mon acolyte, la serpe et la lanterne au moment où une superbe truite venait se mirer ; je l’amenai à la surface avec les précautions que j’avais vu employer à mon prédécesseur, et au moment où je la jugeai à portée, je lui appliquai au milieu du dos, de peur de la manquer, un coup de serpe à fendre une buche.

La pauvre bête remonta en deux morceaux.

Maurice la prit, l’examina un instant, et la rejeta avec mépris à l’eau, en disant : C’est une truite déshonorée

Déshonorée ou non, je comptais bien manger celle-là, et non une autre ; en conséquence je repêchai mes deux fragmens qui s’en allaient chacun de leur côté, et je revins au bord : il était temps. Je grelottais de tous mes membres, et mes dents cliquetaient.

Maurice me suivit. Il avait son contingent de poisson, trois quarts d’heure lui avaient suffi pour pêcher huit truites. Nous nous rhabillâmes, et nous prîmes rapidement le chemin de l’auberge.

Pardieu ! me disais-je en revenant, si une de mes trente mille connaissances parisiennes fût passée, ce qui eût été possible, sur la route en vue de laquelle je me livrais, il y a un instant, à l’exercice de la pêche, et qu’elle m’eût reconnu au milieu d’un torrent glacé, dans le singulier costume que j’avais été forcé d’adopter,