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testés. Gêné, contenu jusque-là, faute d’espace et de champ libre, il étonna bientôt ceux qui l’appréciaient le mieux, et donna à tous sa mesure. Mais il la donna uniquement, qu’on note bien ceci, par des articles de chaque jour, non signés, sur des matières toujours graves, souvent spéciales, sans prétention littéraire aucune, sans phrase sonore ni clinquant qui saute aux yeux ; deux fois, la première lors de son procès, la seconde lors du mandat d’amener en juin, le pouvoir se chargea de signer pour lui et de déclarer ce nom à la France. Or la France, qui sait ce que vaut la presse et ce que peut un journal, a recueilli avidement ce nom ; elle a prouvé spontanément, dès la première occasion qui s’est offerte, à quel rang elle place dans son estime et dans son admiration, je ne dirai pas l’écrivain périodique, mais, pour parler sans périphrase, le journaliste éloquent, appliqué, courageux. À trente-deux ans, sans avoir passé par ce qu’on appelle la vie publique, M. Carrel est arrivé, en rédigeant un journal, à un degré de popularité sérieuse et raisonnée qu’on n’avait atteint jusqu’ici que dans des carrières plus officielles en quelque sorte, dans les luttes militaires ou de tribune. C’est, je crois, le premier exemple d’un tel fait dans notre pays, c’est une grande marque de bon sens et de progrès dans la raison publique. Quant aux devoirs qu’une manifestation de ce genre impose à celui qui en est l’objet, la constance morale et la loyauté qui, chez M. Carrel, ne varient pas plus que son talent, nous répondent qu’il saura les remplir.

Le soir même où la première annonce de la blessure de M. Carrel circulait dans Paris, une foule considérable, une société brillante, et la majorité de la jeunesse, remplissaient le théâtre de la Porte Saint-Martin où l’on allait représenter la Lucrèce Borgia de M. Hugo. L’attente était grande, bruyante, mais non orageuse ; des sentimens divers planaient en rumeur sur cette multitude passionnée ; on demandait le Chant du Départ, on chantait la Marseillaise ; puis la toile, se levant avec lenteur, découvrit une vue merveilleuse de Venise que saluèrent mille applaudissemens ; « Admirable jeunesse, me disais-je, qui trouves place en toi pour toutes les émotions, qui aspires et t’enflammes à tous les prestiges ; va, tu seras grande dans le siècle, si tu sais ne pas trop t’égarer, si tu réalises bientôt le quart seulement de ce que tu sens, de ce que tu exhales à cette heure ! »

Nous n’avons pas à juger en cet endroit le drame de M. Hugo ; les jugemens individuels peuvent être divers ; la sévérité littéraire peut trouver à s’exercer. Mais ç’a été un beau et véritable succès, un succès invincible dont l’étreinte dramatique n’a épargné personne là-présent. Après le Roi s’amuse, mêlée tumultueuse d’où les deux partis s’étaient retirés en désordre, M. Hugo avait besoin d’une victoire évidente ; il l’a remportée. Qui que ce soit, durant cette soirée ardente, n’a eu loisir ni haleine pour contre-