Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 1.djvu/480

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
474
REVUE DES DEUX MONDES.

montre que je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre d’argent ! — Allons ! c’est égal, mon enfant, tâche de dormir ; voilà le beau temps qui va venir bientôt. — C’est drôle ! elle a toujours la fièvre : les folles sont comme ça. — Tiens, voilà du chocolat pour toi, mon enfant.

Il appuya la charrette à l’arbre, et nous nous assîmes sous les roues à l’abri de l’éternelle ondée, partageant un petit pain à lui et un à moi : mauvais souper.

— Je suis fâché que nous n’ayons que ça, dit-il, mais ça vaut mieux que du cheval mis sous la cendre avec de la poudre dessus en manière de sel, comme on en mangeait en Russie. La pauvre petite femme, il faut bien que je lui donne ce que j’ai de mieux vous voyez, je la mets toujours à part ; elle ne peut pas souffrir le voisinage d’un homme depuis l’affaire de la lettre. Je suis vieux, et elle a l’air de croire que je suis son père ; malgré cela, elle m’étranglerait, si je voulais l’embrasser seulement sur le front. L’éducation leur laisse toujours quelque chose, à ce qu’il paraît, car je ne l’ai jamais vue oublier de se voiler comme une religieuse. — C’est drôle, hein !

Comme il me parlait d’elle de cette manière, nous l’entendîmes, soupirer et dire : « Otez ce plomb ! ôtez-moi ce plomb ! » Je me levai, malgré moi, il me fit rasseoir.

— Restez, restez, me dit-il, ce n’est rien ; elle dit ça toute sa vie, parce qu’elle croit toujours sentir une balle dans sa tête. Ça ne l’empêche pas de faire tout ce qu’on lui dit, et cela avec beaucoup de douceur.

Je me tus en l’écoutant avec tristesse. Je me mis à calculer que de 1797 à 1815 où nous étions, dix-huit années s’étaient ainsi passées pour cet homme. — Je demeurai long-temps en silence à côté de lui, cherchant à me rendre compte de ce caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de rien, je lui donnai une poignée de main pleine d’enthousiasme. Il en fut tout étonné :

— Vous êtes un digne homme, lui dis-je. — Il me répondit :

— Et pourquoi donc ? est-ce à cause de cette pauvre femme ? Vous sentez bien, mon enfant, que c’était un devoir. — Il y a long-temps que j’ai fait abnégation.

Et il me parla encore de Masséna.