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au feu, le coude sur la table, la tête sur la main gauche et le verre dans la main droite.

Quant à moi, je pris mon album et mon crayon, et je me préparai à écrire. C’est donc le récit pur et simple de Balmat que je vais mettre sous les yeux du lecteur.

— Hum ! C’était ma foi en 1786 ; j’avais vingt-cinq ans, ce qui m’en fait aujourd’hui, tel que vous me voyez, soixante-douze bien comptés.

J’étais bon là. Un jarret du diable et un estomac d’enfer ! J’aurais marché trois jours de suite sans manger. Ça m’est arrivé une fois que j’étais perdu dans le Buet. J’ai croqué un peu de neige, voilà tout. Je me disais de temps en temps en regardant le Mont-Blanc de côté : Oh ! farceur, tu as beau faire et beau dire, va, je te grimperai dessus quelque jour. Enfin, c’est bon…

Voilà que ça me trottait toujours dans la tête, le jour comme la nuit. Le jour je montais dans le Brevent, d’où l’on voit le Mont-Blanc comme je vous vois, et je passais des heures entières à chercher un chemin : — Bah ! j’en ferai un, s’il n’y en a pas, que je disais, mais il faut que j’y monte.

La nuit, c’était bien autre chose, je n’avais pas plus tôt les yeux fermés que j’étais en route. Je montais d’abord comme s’il y avait eu une route royale, et je me disais : Pardieu, j’étais bien bête de croire que c’était si difficile d’arriver au Mont-Blanc. Puis petit à petit le chemin se rétrécissait ; mais c’était encore un joli petit sentier comme celui de la Flegère : j’allais toujours. Enfin, j’arrivais à des endroits où le sentier s’effaçait, des endroits inconnus quoi ! la terre mouvait, j’enfonçais dedans jusqu’aux genoux. C’est égal, je me donnais une peine… Qu’on est bête quand on rêve ! — C’est bien, j’en sortais à la longue ; mais ça devenait si raide, que j’étais obligé d’aller à quatre pattes : c’était bien autre chose alors ! Toujours de plus difficile en plus difficile, je mettais mes pieds sur des bouts de rocher, et je les sentais remuer comme des dents qui vont tomber ; la sueur me coulait à grosses gouttes, j’étouffais que c’était un cauchemar ! N’importe, j’allais toujours. J’étais comme un lézard le long d’un mur ; je voyais la terre s’en aller sous moi : ça m’était égal, je ne regardais encore qu’en l’air, je voulais arriver ; mais c’étaient les jambes !… moi, qui ai les jarrets solides, je ne