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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

chat qui fait le manchon. Je lui frappai sur l’épaule, il leva machinalement la tête. Je lui dis que j’étais parvenu au haut du Mont-Blanc, cela parut médiocrement l’intéresser ; car il ne me répondit que pour me demander où il pourrait se coucher et dormir. Je lui dis qu’il était venu pour monter au plus haut de la montagne et qu’il y monterait. Je le secouai, le pris sous les épaules, et lui fis faire quelques pas : il était comme abruti, et il lui paraissait aussi égal d’aller d’un côté que de l’autre, de monter que de redescendre. Cependant le mouvement que je le forçais de prendre, rétablit un peu la circulation du sang : alors il me demanda si je n’aurais point, par hasard dans ma poche, des gans pareils à ceux que je portais à mes mains : c’étaient des gans en poil de lièvre que je m’étais faits exprès pour mon excursion, sans séparation entre les doigts. Dans la situation où je me trouvais moi-même, je les eusse refusés tous les deux à mon frère : je lui en donnai un.

À six heures passées nous étions sur le sommet du Mont-Blanc, et quoique le soleil jetât un vif éclat, le ciel nous paraissait bleu foncé, et nous y voyions briller quelques étoiles. Lorsque nous reportions les yeux au-dessous de nous, nous n’apercevions que glaces, neiges, rocs, aiguilles, pics décharnés. L’immense chaîne de montagnes qui parcourt le Dauphiné et s’étend jusqu’au Tyrol, nous étalait ses quatre cents glaciers resplendissans de lumière. — À peine si la verdure nous paraissait occuper une place sur la terre. Les lacs de Genève et de Neuchâtel n’étaient que des points bleus presque imperceptibles. À notre gauche s’étendait la Suisse des montagnes toute moutonneuse, et au-delà, la Suisse des prairies, qui semblait un riche tapis vert ; à notre droite, tout le Piémont et la Lombardie jusqu’à Gênes ; en face, l’Italie. Paccard ne voyait rien, je lui racontais tout : quant à moi, je ne souffrais plus, je n’étais plus fatigué ; à peine si je sentais cette difficulté de respirer, qui, une heure auparavant, avait failli me faire renoncer à mon entreprise. Nous restâmes ainsi trente-trois minutes.

Il était sept heures du soir, nous n’avions plus que deux heures et demie de jour : il fallait partir. Je repris Paccard par-dessous le bras : j’agitai de nouveau mon chapeau pour faire un dernier signe à ceux de la vallée, et nous commençâmes à redescendre. Aucun chemin tracé ne nous dirigeait : le vent était si froid, que la