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SOUVENIRS SUR JOSEPH NAPOLÉON.

son mari était très amoureux. À la cour il y a toujours de jeunes colonels aides-de-camp ; pour le malheur de madame B***, il s’en trouva là un fort jeune, fort beau, fils d’un sénateur, ancien conventionnel, ami du roi Joseph. C’était ainsi sous l’empire : les régicides étaient sénateurs, et leurs fils étaient colonels. Au fait, on ne tue guère les rois que pour en venir là. Les Françaises et les Espagnoles raffolaient du jeune colonel, bien fait et beau danseur. Ce colonel, dit-on, préférait les Espagnoles. Selon les uns, madame B*** tomba subitement éperdue d’amour pour lui, et lui fit toutes les avances. Selon les autres, elle commença par le trouver laid, insolent et disgracieux, et lui tourna le dos partout, ce qui piqua le colonel, qui devint charmant et assidu auprès d’elle, et la rendit amoureuse de lui pour se venger.

On voit qu’il y a deux versions bien différentes sur un point capital de cette aventure. Unzaga, en me la racontant, ne prenait parti pour aucune. Il se contentait de les citer toutes les deux, et quand je lui demandais à laquelle il ajoutait foi, il me répétait pour réponse ces quatre vers d’une ancienne romance sur le roi Rodrigue :

Si dizen, quien de los dos
La mayor culpa ha tenido ?
Digan los hombres : la Cava ;
Y las mujeres : Rodrigo,[1]

Toujours est-il qu’un jour le général B***, qu’on croyait retenu auprès du roi, rentrant à l’improviste dans sa maison, y trouva le colonel, et d’un même coup d’épée perça de part en part les deux amans. Sans s’en douter, le brave Français illettré copiait une des plus belles ballades du Romancero.

L’aventure finit assez prosaïquement ; les chirurgiens se mêlèrent du magnifique coup d’épée espagnol, et gâtèrent tout : personne n’en mourut. La dame guérit, l’amant guérit ; le mari, qui avait eu un beau moment, devint ridicule aussi. Comme si ce n’était pas assez des médecins pour gâter son histoire, il y appela

  1. « Si l’on demande : — qui des deux a commis la plus grande faute ? que les hommes disent : c’est Florinde (la Cava) ; et les femmes : c’est Rodrigue. »