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ANDRÉ DEL SARTO.
DAMIEN.

Tout ce que je puis te répondre, Cordiani, c’est que ton bonheur m’épouvante. Qu’André l’ignore, voilà l’important.

CORDIANI.

Que veut dire cela ? Crois-tu que je l’aie séduite ? qu’elle ait réfléchi, et que j’aie réfléchi ? Depuis un an je la vois tous les jours, je lui parle, et elle me répond ; je fais un geste, et elle me comprend. Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr’ouvertes, je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus. Et de quel droit ne serait-elle pas à moi ?

DAMIEN.

De quel droit ?

CORDIANI.

Silence ! j’aime et je suis aimé. Je ne veux rien analyser, rien savoir : il n’y a d’heureux que les enfans qui cueillent un fruit et le portent à leurs lèvres sans penser à autre chose, sinon qu’ils l’aiment, et qu’il est à portée de leurs mains.

DAMIEN.

Ah ! si tu étais là, à cette place où je suis, et si tu te jugeais toi-même ! Que dira demain l’homme à l’enfant ?

CORDIANI.

Non ! non ! Est-ce d’une orgie que je sors, pour que l’air du matin me frappe au visage ? L’ivresse de l’amour est-elle une débauche, pour s’évanouir avec la nuit ? Toi, que voilà, Damien, depuis combien de temps m’as-tu vu l’aimer ? Qu’as-tu à dire à présent, toi qui es resté muet ; toi qui as vu pendant une année chaque battement de mon cœur, chaque minute de ma vie, se détacher de moi pour s’unir à elle ? Et je suis coupable aujourd’hui ? Alors pourquoi suis-je heureux ? Et que me diras-tu d’ailleurs que je ne me sois dit cent fois à moi-même ? Suis-je un libertin sans cœur ? suis-je un athée ? Ai-je jamais parlé avec mépris de tous ces mots sacrés, qui depuis que le monde existe, errent vainement sur les lèvres des hommes ? Tous les reproches imaginables, je me les suis adressés, et cependant je suis heureux. Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte ; aucun n’a pu rester debout devant l’amour de Lucrèce. Silence ! on ouvre les portes ; viens avec moi dans mon atelier. Là, dans une chambre fermée à tous les yeux, j’ai taillé dans le marbre le plus pur l’image adorée de ma maîtresse. Je veux te répondre devant elle, viens, sortons, la cour s’emplit de monde, et l’académie va s’ouvrir. (Ils sortent.)

Les peintres traversent la cour en tous sens.