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BEATA.

— Oh ! monsieur, c’est une histoire trop malheureuse et trop longue à raconter… J’ai juré depuis le jour fatal de ne plus fumer et de n’en souffler mot… Aussi bien nous voilà dans le village, le pavé sonne sous le sabot du cheval, et les lumières étincellent comme des étoiles… Allons, allons, Saxon mon ami, arrêtons-nous ; oh ! oh ! oh ! oh ! pas plus loin, c’est ici qu’est l’avoine. — Le cheval s’arrêta, la cariole craqua sur ses fondemens d’osier, et de son gouffre de toile cirée, sortirent le conducteur, l’Allemand et le jeune homme au manteau. Les deux voyageurs payèrent silencieusement le prix du voyage, et se séparèrent l’un de l’autre. Le premier dirigea ses pas vers un mauvais cabaret, décoré, pour enseigne, d’une branche de pin toute jaune et à demi dépouillée. Le second resta à la tête du cheval, et tandis que le conducteur rattachait la boucle de la sous-ventrière de la bête, il lui adressa quelques mots du fond de son manteau.

— C’est ici la Sauvenière, brave homme ?

— Oui, monsieur.

Restes-tu ici long-temps ?

— Oui, monsieur, jusqu’à demain.

— Eh bien ! si tu veux me ramener à Spa, tiens-toi prêt de bon matin.

— Oui, monsieur.

— Voilà pour boire à ma santé.

Le jeune homme laissa tomber dans la main du conducteur un thaler.

— C’est tout ce que je puis.

— Vous êtes bien bon, monsieur ; à demain, devant le cabaret ; à demain, monsieur.

Le jeune homme disparut, et le vieux conducteur le regarda long-temps, comme frappé d’une idée qui repasse dans la tête, d’un souvenir qui revient ; il lui semblait avoir entendu autrefois un son de voix pareil ; il croyait avoir vu une taille semblable, et deux yeux aussi flamboyans se reposer sur son visage ; il chercha long-temps les traces de ce souvenir dans les cases de sa mémoire ; mais ne pouvant pas les trouver, il examina son thaler, serra son tuyau de pipe, et mit son cheval à l’écurie.