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ment, dans un an, dans deux, peut-être, et qu’alors moi, André, je revienne comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.

CORDIANI.

Oh ! mon Dieu !

ANDRÉ.

Je suis fait à la patience. Pour me faire aimer de cette femme, j’ai suivi durant des années son ombre sur la terre. La poussière où elle marche est habituée à la sueur de mon front. Arrivé au terme de la carrière, je recommencerai mon ouvrage. Qui sait ce qui peut advenir de la fragilité des femmes ? Qui sait jusqu’où peut aller l’inconstance de ce sable mouvant, et si vingt autres années d’amour et de dévoûment sans bornes n’en pourront pas faire autant qu’une nuit de débauche ? Car c’est d’aujourd’hui que Lucrèce est coupable, puisque c’est aujourd’hui pour la première fois depuis que tu es à Florence, que j’ai trouvé ta porte fermée.

CORDIANI.

C’est vrai.

ANDRÉ.

Cela t’étonne, n’est-ce pas, que j’aie un tel courage ? Cela étonnerait aussi le monde, si le monde l’apprenait un jour. Je suis de son avis. Un coup d’épée est plus tôt donné. Mais j’ai un grand malheur, moi : je ne crois pas à l’autre vie, et je te donne ma parole que si je ne réussis pas, le jour où j’aurai l’entière certitude que mon bonheur est à jamais détruit, je mourrai, n’importe comment. Jusque-là, j’accomplirai ma tâche.

CORDIANI.

Quand dois-je partir ?

ANDRÉ.

Un cheval est à la grille. Je te donne une heure. Adieu.

CORDIANI.

Ta main, André, ta main !

ANDRÉ, revenant sur ses pas.

Ma main ? À qui ma main ? T’ai-je dit une injure ? T’ai-je appelé faux ami ? Traître aux sermens les plus sacrés ? T’ai-je dit que toi, qui me tues, je t’aurais choisi pour me défendre, si ce que tu as fait, tout autre l’avait fait ? T’ai-je dit que cette nuit j’eusse perdu autre chose que l’amour de Lucrèce ? T’ai-je parlé de quelque autre chagrin ? Tu le vois bien, ce n’est pas à Cordiani que j’ai parlé. À qui veux-tu donc que je donne ma main ?

CORDIANI.

Ta main, André ! Un éternel adieu, mais un adieu !