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DU THÉÂTRE ESPAGNOL.

price, par commodité, par mépris de toute règle, mais en artiste, avec intelligence et volonté. D’ailleurs Shakespeare, qui mêle quelquefois les genres, ne les confond jamais ; chacune de ses œuvres, prise dans son ensemble, conserve un caractère propre ; on dit : C’est une comédie, c’est une tragédie, et Jules César n’est point écrit comme le Juif de Venise, ni Othello, comme la Tempête. Voilà pourquoi, bien que leur manière semble la même au premier coup-d’œil, on peut en même temps admirer Shakespeare et blâmer Lope de Vega.

Régnant en maître absolu sur la scène espagnole, Lope en fut long-temps le seul modèle, le type immuable. Tous les auteurs se jetèrent après lui dans les larges voies qu’il s’était frayées, et le sentier tragique fut abandonné. Il est certain que, pendant les règnes de Philippe iii et de Philippe iv, dans la seconde moitié du siècle d’or de la littérature espagnole, lorsque la scène était comme inondée par la verve inépuisable des nombreux auteurs que j’ai cités, aucune des quarante compagnies d’acteurs que l’on comptait alors n’offrit au public une seule tragédie. Le Cid, qui a servi de modèle au nôtre, n’était lui-même qu’une comédie héroïque. Cette disette fut si générale, si complète, que la plupart des critiques étrangers, qui ont jugé le théâtre espagnol, ont affirmé que le nom de tragédie était un mot vide de sens dans la langue castillane. Les autres, moins tranchans dans leurs décisions, ont dit avec plus de justesse qu’en Espagne tous les genres étaient confondus. Mais cette assertion, vraie dans le fait, deviendrait elle-même injuste, si on l’étendait jusqu’à la théorie du drame. L’Espagne, en effet, n’a point manqué de critiques éclairés qui rappelassent aux écrivains la différence des genres, et leur traçassent des règles sûres pour en éviter la confusion. Cueva, Pinciano, Cascalès et cent autres s’évertuèrent à tonner contre l’erreur de leurs compatriotes ; mais leurs voix se brisèrent contre la force de l’habitude, et Lope de Vega resta plus fort avec l’exemple de ses égaremens que tous les rhéteurs avec leurs classiques remontrances.

Ce manque absolu de tragédies sur un théâtre aussi riche par le nombre des pièces que tous les théâtres réunis du reste du monde, a paru si difficile à expliquer, qu’on en a cherché la cause dans une foule de suppositions diverses. Celle qui a prévalu, c’est que la tra-