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LES LOIS ET LES MŒURS.

Mais ce qui servit puissamment la tendance désorganisatrice de l’éphorie, ce qui la suscita même en grande partie, ce fut l’introduction de la richesse à Sparte après la guerre du Péloponèse, ce fut la corruption qui s’ensuivit. Avec l’or d’Athènes, de nouvelles mœurs se glissèrent dans la cité trop puissante.

Dès ce moment l’œuvre de Lycurgue fut frappée au cœur ; elle mourut de cette blessure après une agonie dont la longueur prouva ce qu’elle pouvait supporter.

Voilà ce qui arrive aux gouvernemens qui n’admettent point le progrès ; retranchés dans une immobilité apparente, ils croient pouvoir se dérober à l’action du temps qui transforme incessamment tous les êtres. Mais peu à peu les conditions de leur existence se modifient à leur insu. Les mœurs changent, malgré tous les efforts et toutes les gênes de la loi, parce que leur nature est de changer éternellement, et alors la loi, pour n’avoir pas transigé avec elles, périt par elles. Elle n’a pas fait alliance avec les mœurs nouvelles, elle suit les mœurs anciennes dans la tombe. Pour que l’institution de Lycurgue pût durer éternellement, il eût fallu l’isoler entièrement, et la soustraire à ce mouvement de rotation qui emporte le monde moral à travers le temps, semblable à celui qui roule l’univers matériel à travers l’espace ; car le moindre contact avec des mœurs étrangères renfermait le germe d’une altération toujours croissante dans les mœurs des Lacédémoniens, et les mœurs enfin minées la loi qu’elles soutenaient devait s’écrouler avec ses fondemens.

S’il a fallu quelque attention pour démêler à Sparte quelle influence eurent les mœurs sur des lois qui semblaient en être indépendantes, à Athènes, au contraire, ce qui frappe d’abord, comme je l’ai dit plus haut, c’est l’influence des mœurs sur les lois.

Les mœurs athéniennes, à l’époque de Solon, étaient essentiellement démocratiques. Il n’y avait pas là, comme à Sparte, une famille sacrée, à qui le trône appartînt par une sorte de droit divin. On n’y trouvait pas non plus cette séparation tranchée entre un petit nombre de citoyens établis par la conquête et une population nombreuse soumise aux conquérans. Depuis plusieurs siècles, la royauté était morte avec Codrus et l’égalité avait jeté de profondes racines dans le sol de l’Attique. La situation littorale d’Athènes l’invitait au commerce, et le commerce est favorable à la démocratie. Enfin, il semble qu’il y ait dans le sang de la race ionienne quelque chose qui la pousse invinciblement à l’activité commerciale et à l’égalité politique. Ce génie particulier se montra dans les villes ioniennes de l’Asie Mineure, et les fugitifs qui fondèrent Massalie le transportèrent avec eux de Phocée aux rivages de la Gaule.